đŸŸ„ L’autorisation du procureur de la RĂ©publique concernant l’accĂšs aux donnĂ©es informatiques dans le cadre d’une enquĂȘte prĂ©liminaire ne suffit pas Ă  assurer la garantie d’une conciliation Ă©quilibrĂ©e entre vie privĂ©e et nĂ©cessitĂ© de cette enquĂȘte 

Références

M. Omar Y. [RĂ©quisition de donnĂ©es informatiques par le procureur de la RĂ©publique dans le cadre d’une enquĂȘte prĂ©liminaire]
Non conformitĂ© totale – effet diffĂ©rĂ©
Rendu public le 3 décembre 2021.
ECLI : FR : CC : 2021 : 2021.952.QPC
Source : Conseil Constitutionnel du 3 décembre 2021, QPC, n° 2021-952

Saisine 

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 23 septembre 2021 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrĂȘt n° 1230 du 21 septembre 2021), dans les conditions prĂ©vues Ă  l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalitĂ©. Cette question a Ă©tĂ© posĂ©e pour M. Omar Y. par Me Sarah Bensaber et Me Pierre-Jean Gribouva, avocats au barreau de Douai. Elle a Ă©tĂ© enregistrĂ©e au secrĂ©tariat gĂ©nĂ©ral du Conseil constitutionnel sous le n° 2021-952 QPC. Elle est relative Ă  la conformitĂ© aux droits et libertĂ©s que la Constitution garantit des articles 77-1-1 et 77-1-2 du code de procĂ©dure pĂ©nale.

Visas 

Au vu des textes suivants :
la Constitution ;
l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
le code de procédure pénale ;
la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice ;
la loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée ;
le rÚglement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des piĂšces suivantes :
les observations prĂ©sentĂ©es pour le requĂ©rant par la SCP Spinosi, avocat au Conseil d’État et Ă  la Cour de cassation, enregistrĂ©es le 13 octobre 2021 ;
les observations prĂ©sentĂ©es par le Premier ministre, enregistrĂ©es le mĂȘme jour ;
les secondes observations présentées pour le requérant par la SCP Spinosi, enregistrées le 28 octobre 2021 ;
les autres piĂšces produites et jointes au dossier ;
AprĂšs avoir entendu Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d’État et Ă  la Cour de cassation, pour le requĂ©rant, et M. Antoine Pavageau, dĂ©signĂ© par le Premier ministre, Ă  l’audience publique du 23 novembre 2021 ;

Et aprĂšs avoir entendu le rapporteur ;

DĂ©cision

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. La question prioritaire de constitutionnalitĂ© doit ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme portant sur les dispositions applicables au litige Ă  l’occasion duquel elle a Ă©tĂ© posĂ©e. DĂšs lors, le Conseil constitutionnel est saisi de l’article 77-1-1 du code de procĂ©dure pĂ©nale, dans sa rĂ©daction rĂ©sultant de la loi du 24 dĂ©cembre 2020 mentionnĂ©e ci-dessus, et de l’article 77-1-2 du mĂȘme code, dans sa rĂ©daction rĂ©sultant de la loi du 23 mars 2019 mentionnĂ©e ci-dessus.

2. L’article 77-1-1 du code de procĂ©dure pĂ©nale, dans sa rĂ©daction rĂ©sultant de la loi 24 dĂ©cembre 2020, prĂ©voit :
« Le procureur de la RĂ©publique ou, sur autorisation de celui-ci, l’officier ou l’agent de police judiciaire, peut, par tout moyen, requĂ©rir de toute personne, de tout Ă©tablissement ou organisme privĂ© ou public ou de toute administration publique qui sont susceptibles de dĂ©tenir des informations intĂ©ressant l’enquĂȘte, y compris celles issues d’un systĂšme informatique ou d’un traitement de donnĂ©es nominatives, de lui remettre ces informations, notamment sous forme numĂ©rique, le cas Ă©chĂ©ant selon des normes fixĂ©es par voie rĂ©glementaire, sans que puisse lui ĂȘtre opposĂ©e, sans motif lĂ©gitime, l’obligation au secret professionnel. Lorsque les rĂ©quisitions concernent des personnes mentionnĂ©es aux articles 56-1 Ă  56-5, la remise des informations ne peut intervenir qu’avec leur accord.
« En cas d’absence de rĂ©ponse de la personne aux rĂ©quisitions, les dispositions du second alinĂ©a de l’article 60-1 sont applicables.
« Le dernier alinĂ©a de l’article 60-1 est Ă©galement applicable.
« Le procureur de la RĂ©publique peut, par la voie d’instructions gĂ©nĂ©rales prises en application de l’article 39-3, autoriser les officiers ou agents de police judiciaire, pour des catĂ©gories d’infractions qu’il dĂ©termine, Ă  requĂ©rir de toute personne, de tout Ă©tablissement ou organisme privĂ© ou public ou de toute administration publique, de leur remettre des informations intĂ©ressant l’enquĂȘte qui sont issues d’un systĂšme de vidĂ©oprotection. Le procureur est avisĂ© sans dĂ©lai de ces rĂ©quisitions. Ces instructions gĂ©nĂ©rales ont une durĂ©e qui ne peut excĂ©der six mois. Elles peuvent ĂȘtre renouvelĂ©es ».

3. L’article 77-1-2 du mĂȘme code, dans sa rĂ©daction rĂ©sultant de la loi du 23 mars 2019, prĂ©voit :
« Sur autorisation du procureur de la RĂ©publique, l’officier ou l’agent de police judiciaire peut procĂ©der aux rĂ©quisitions prĂ©vues par le premier alinĂ©a de l’article 60-2.
« Sur autorisation du juge des libertĂ©s et de la dĂ©tention saisi Ă  cette fin par le procureur de la RĂ©publique, l’officier ou l’agent de police peut procĂ©der aux rĂ©quisitions prĂ©vues par le deuxiĂšme alinĂ©a de l’article 60-2.
« Les organismes ou personnes concernés mettent à disposition les informations requises par voie télématique ou informatique dans les meilleurs délais.
« Le fait de refuser de rĂ©pondre sans motif lĂ©gitime Ă  ces rĂ©quisitions est puni conformĂ©ment aux dispositions du quatriĂšme alinĂ©a de l’article 60-2 ».

4. Le requĂ©rant reproche Ă  ces dispositions de permettre au procureur de la RĂ©publique d’autoriser, sans contrĂŽle prĂ©alable d’une juridiction indĂ©pendante, la rĂ©quisition d’informations issues d’un systĂšme informatique ou d’un traitement de donnĂ©es nominatives, qui comprennent les donnĂ©es de connexion. Il en rĂ©sulterait une mĂ©connaissance, d’une part, du droit de l’Union europĂ©enne et, d’autre part, du droit au respect de la vie privĂ©e, ainsi que des droits de la dĂ©fense et du droit Ă  un recours juridictionnel effectif. Pour les mĂȘmes motifs, le lĂ©gislateur aurait en outre mĂ©connu l’Ă©tendue de sa compĂ©tence dans des conditions affectant les droits prĂ©citĂ©s.

5. Par consĂ©quent, la question prioritaire de constitutionnalitĂ© porte sur les mots « , y compris celles issues d’un systĂšme informatique ou d’un traitement de donnĂ©es nominatives, » figurant Ă  la premiĂšre phrase du premier alinĂ©a de l’article 77-1-1 du code de procĂ©dure pĂ©nale et « aux rĂ©quisitions prĂ©vues par le premier alinĂ©a de l’article 60-2 » figurant au premier alinĂ©a de l’article 77-1-2 du mĂȘme code.

Sur le fond

6. Aux termes de l’article 2 de la DĂ©claration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la libertĂ©, la propriĂ©tĂ©, la sĂ»retĂ©, et la rĂ©sistance Ă  l’oppression ». La libertĂ© proclamĂ©e par cet article implique le droit au respect de la vie privĂ©e.

7. En vertu de l’article 34 de la Constitution, il appartient au lĂ©gislateur de fixer les rĂšgles concernant les garanties fondamentales accordĂ©es aux citoyens pour l’exercice des libertĂ©s publiques. Il lui incombe d’assurer la conciliation entre, d’une part, l’objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d’infraction et, d’autre part, le droit au respect de la vie privĂ©e.

8. L’article 77-1-1 du code de procĂ©dure pĂ©nale permet au procureur de la RĂ©publique ou, sur son autorisation, Ă  un officier ou Ă  un agent de police judiciaire, dans le cadre d’une enquĂȘte prĂ©liminaire, de requĂ©rir, par tout moyen, des informations dĂ©tenues par toute personne publique ou privĂ©e y compris celles issues d’un systĂšme informatique ou d’un traitement de donnĂ©es nominatives, sans que puisse lui ĂȘtre opposĂ©e, sans motif lĂ©gitime, l’obligation au secret professionnel.

9. L’article 77-1-2 prĂ©voit que, sur autorisation du procureur de la RĂ©publique, l’officier ou l’agent de police judiciaire peut requĂ©rir d’un organisme public ou de certaines personnes morales de droit privĂ©, par voie tĂ©lĂ©matique ou informatique, la mise Ă  disposition d’informations non protĂ©gĂ©es par un secret prĂ©vu par la loi, contenues dans un systĂšme informatique ou un traitement de donnĂ©es nominatives.

10. En permettant de requĂ©rir des informations issues d’un systĂšme informatique ou d’un traitement de donnĂ©es nominatives, les dispositions contestĂ©es autorisent ainsi le procureur de la RĂ©publique et les officiers et agents de police judiciaire Ă  se faire communiquer des donnĂ©es de connexion ou Ă  y avoir accĂšs.

11. D’une part, les donnĂ©es de connexion comportent notamment les donnĂ©es relatives Ă  l’identification des personnes, Ă  leur localisation et Ă  leurs contacts tĂ©lĂ©phoniques et numĂ©riques ainsi qu’aux services de communication au public en ligne qu’elles consultent. Compte tenu de leur nature, de leur diversitĂ© et des traitements dont elles peuvent faire l’objet, les donnĂ©es de connexion fournissent sur les personnes en cause ainsi que, le cas Ă©chĂ©ant, sur des tiers, des informations nombreuses et prĂ©cises, particuliĂšrement attentatoires Ă  leur vie privĂ©e.

12. D’autre part, en application des dispositions contestĂ©es, la rĂ©quisition de ces donnĂ©es est autorisĂ©e dans le cadre d’une enquĂȘte prĂ©liminaire qui peut porter sur tout type d’infraction et qui n’est pas justifiĂ©e par l’urgence ni limitĂ©e dans le temps.

13. Si ces rĂ©quisitions sont soumises Ă  l’autorisation du procureur de la RĂ©publique, magistrat de l’ordre judiciaire auquel il revient, en application de l’article 39-3 du code de procĂ©dure pĂ©nale, de contrĂŽler la lĂ©galitĂ© des moyens mis en Ɠuvre par les enquĂȘteurs et la proportionnalitĂ© des actes d’investigation au regard de la nature et de la gravitĂ© des faits, le lĂ©gislateur n’a assorti le recours aux rĂ©quisitions de donnĂ©es de connexion d’aucune autre garantie.

14. Dans ces conditions, le lĂ©gislateur n’a pas entourĂ© la procĂ©dure prĂ©vue par les dispositions contestĂ©es de garanties propres Ă  assurer une conciliation Ă©quilibrĂ©e entre, d’une part, le droit au respect de la vie privĂ©e et, d’autre part, la recherche des auteurs d’infractions.

15. Par consĂ©quent, sans qu’il soit besoin de se prononcer ni sur le grief tirĂ© de la mĂ©connaissance du droit de l’Union europĂ©enne qu’il n’appartient pas, au demeurant, au Conseil constitutionnel d’examiner, ni sur les autres griefs, les dispositions contestĂ©es doivent ĂȘtre dĂ©clarĂ©es contraires Ă  la Constitution.

Sur les effets de la dĂ©claration d’inconstitutionnalitĂ©

16. Selon le deuxiĂšme alinĂ©a de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition dĂ©clarĂ©e inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogĂ©e Ă  compter de la publication de la dĂ©cision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultĂ©rieure fixĂ©e par cette dĂ©cision. Le Conseil constitutionnel dĂ©termine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’ĂȘtre remis en cause ». En principe, la dĂ©claration d’inconstitutionnalitĂ© doit bĂ©nĂ©ficier Ă  l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalitĂ© et la disposition dĂ©clarĂ©e contraire Ă  la Constitution ne peut ĂȘtre appliquĂ©e dans les instances en cours Ă  la date de la publication de la dĂ©cision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution rĂ©servent Ă  ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prĂ©voir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette dĂ©claration. Ces mĂȘmes dispositions rĂ©servent Ă©galement au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer Ă  l’engagement de la responsabilitĂ© de l’État du fait des dispositions dĂ©clarĂ©es inconstitutionnelles ou d’en dĂ©terminer les conditions ou limites particuliĂšres.

17. En l’espĂšce, l’abrogation immĂ©diate des dispositions contestĂ©es entraĂźnerait des consĂ©quences manifestement excessives. Par suite, il y a lieu de reporter au 31 dĂ©cembre 2022 la date de l’abrogation des dispositions contestĂ©es. D’autre part, les mesures prises avant cette date ne peuvent ĂȘtre contestĂ©es sur le fondement de cette inconstitutionnalitĂ©.

Dispositif

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er. – Les mots «, y compris celles issues d’un systĂšme informatique ou d’un traitement de donnĂ©es nominatives, » figurant Ă  la premiĂšre phrase du premier alinĂ©a de l’article 77-1-1 du code de procĂ©dure pĂ©nale, dans sa rĂ©daction rĂ©sultant de la loi n° 2020-1672 du 24 dĂ©cembre 2020 relative au Parquet europĂ©en, Ă  la justice environnementale et Ă  la justice pĂ©nale spĂ©cialisĂ©e, et « aux rĂ©quisitions prĂ©vues par le premier alinĂ©a de l’article 60-2 » figurant au premier alinĂ©a de l’article 77-1-2 du mĂȘme code, dans sa rĂ©daction rĂ©sultant de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de rĂ©forme pour la justice, sont contraires Ă  la Constitution.

Article 2. – La dĂ©claration d’inconstitutionnalitĂ© de l’article 1er prend effet dans les conditions fixĂ©es au paragraphe 17 de cette dĂ©cision.

Article 3. – Cette dĂ©cision sera publiĂ©e au Journal officiel de la RĂ©publique française et notifiĂ©e dans les conditions prĂ©vues Ă  l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisĂ©e.

JugĂ© par le Conseil constitutionnel dans sa sĂ©ance du 2 dĂ©cembre 2021, oĂč siĂ©geaient : M. Laurent FABIUS, PrĂ©sident, Mme Claire BAZY MALAURIE, M. Alain JUPPÉ, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et Michel PINAULT.