🟥 [Extrait] Détention provisoire de dix journalistes et/ou managers du quotidien Cumhuriyet, la Turquie condamnée par la CEDH

Procédure

À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23199/17) dirigée contre la République de Turquie et dont dix ressortissants de cet État, MM. Mehmet Murat Sabuncu, né en 1969, Akın Atalay, né en 1963, Önder Çelik, né en 1956, Turhan Günay, né en 1946, Mustafa Kemal Güngör, né en 1959, Ahmet Kadri Gürsel, né en 1961, Hakan Karasinir, né en 1963, Hacı Musa Kart, né en 1954, Güray Tekin Öz, né en 1949, et Bülent Utku, né en 1955 (« les requérants »), ont saisi la Cour le 2 mars 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me F. İlkiz, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 8 juin 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

4. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

5. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« le Commissaire aux droits de l’homme ») a exercé son droit de prendre part à la procédure et a présenté des observations écrites (article 36 § 3 de la Convention et article 44 § 2 du règlement de la Cour).

6. Des observations écrites ont également été adressées à la Cour par le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression des Nations unies (« le Rapporteur spécial ») ainsi que par les organisations non gouvernementales suivantes, lesquelles ont agi conjointement : ARTICLE 19, l’Association des journalistes européens, le Comité pour la protection des journalistes, le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias, la Fédération européenne des journalistes, Human Rights Watch, Index on Censorship, la Fédération internationale des journalistes, l’International Press Institute, l’International Senior Lawyers Project, PEN International, et Reporters Sans Frontières (« les organisations non gouvernementales intervenantes »). Le président de la Section avait autorisé le Rapporteur spécial et les organisations en question à intervenir en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention et de l’article 44 § 3 du règlement de la Cour.

7. Le Gouvernement a répondu aux observations des parties intervenantes.

8. Par un courrier du 11 juillet 2019, le Gouvernement a informé la Cour que la Cour constitutionnelle avait rendu son arrêt relatif aux recours individuels des requérants. Ces derniers ont présenté leurs commentaires relativement à cet arrêt.


Sommaire

1/ Sur la violation alléguée de l’article 5 paragraphe 1 et 3 de la Convention (violation du paragraphe 1)
2/ Sur la violation alléguée de l’article 5 paragraphe 4 de la Convention (non-violation)
3/ Sur la violation alléguée de l’article 10 de la Convention (violation)
4/ Sur la violation alléguée de l’article 18 de la Convention (non-violation)


1/ Sur la violation alléguée de l’article 5 paragraphe 1 et 3 de la Convention

128. Les requérants (à l’exception de Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel) se plaignent que leur mise et leur maintien en détention provisoire étaient arbitraires. Ils allèguent notamment que les décisions judiciaires concernant leur mise et leur maintien en détention provisoire n’étaient fondées sur aucun élément de preuve concret indiquant l’existence de raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Ils soutiennent que les faits cités comme étant à l’origine des soupçons à leur encontre ne s’apparentaient qu’à des actes relevant de leurs travaux journalistiques et, donc, de leur liberté d’expression.

129. Ils se plaignent à ces égards d’une violation de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(…)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(…)
3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (…) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

L’appréciation de la Cour

a) Principes pertinents

142. La Cour rappelle d’abord que l’article 5 de la Convention garantit un droit de très grande importance dans « une société démocratique » au sens de la Convention, à savoir le droit fondamental à la liberté et à la sûreté (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 169, CEDH 2004-II).

143. Tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté (Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 40, série A no 114), sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention. La liste des exceptions prévues à l’article 5 § 1 revêt un caractère exhaustif (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 170, CEDH 2000-IV), et seule une interprétation étroite cadre avec le but et l’objet de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Assanidzé, précité, § 170, Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 99, CEDH 2011, et Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 84, CEDH 2016 (extraits)).

144. L’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation ou pendant la garde à vue. L’objet d’un interrogatoire mené pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation (Brogan et autres c. Royaume‑Uni, 29 novembre 1988, § 53, série A no 145‑B). Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, série A no 300‑A, § 55, Metin c. Turquie (déc.), no 77479/11, § 57, 3 mars 2015, et Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 52, 31 mai 2016).

145. Ceci dit, la « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder une arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) de la Convention contre les privations de liberté arbitraires. C’est pourquoi la suspicion de bonne foi n’est pas suffisante à elle seule. En fait, l’exigence de l’existence de « raisons plausibles » possède deux aspects distincts mais qui se chevauchent : un aspect factuel et un aspect de qualification criminelle.

146. En premier lieu, en ce qui concerne l’aspect factuel, la notion de « raisons plausibles » présuppose l’existence de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Ce qui est « plausible » dépend de l’ensemble des circonstances (voir, entre autres, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume‑Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, et Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 184, 28 novembre 2017), mais la Cour doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. Elle doit donc se demander, dans son examen de l’aspect factuel, si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour justifier des « raisons plausibles » de soupçonner que les faits en cause s’étaient réellement produits et étaient imputables aux personnes suspectées (Fox, Campbell et Hartley, précité, §§ 32-34, et Murray, précité, §§ 50-63). C’est pourquoi il incombe au gouvernement défendeur de fournir à la Cour au moins certains renseignements factuels propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée.

147. En deuxième lieu, l’autre aspect de l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention, celui de qualification criminelle, exige que les faits qui se sont produits puissent raisonnablement relever de l’une des sections du CP traitant du comportement criminel. Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits (Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, § 57, 6 novembre 2008).

148. En outre, il ne doit pas apparaître que les faits reprochés eux-mêmes étaient liés à l’exercice par le requérant de ses droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Merabishvili, précité, § 187). À cet égard, la Cour souligne que, puisque la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques et illusoires mais concrets et effectifs (voir, parmi beaucoup d’autres, N.D. et N.T. c. Espagne [GC], nos 8675/15 et 8697/15, § 171, 13 février 2020), on ne saurait considérer comme plausibles les soupçons basés sur une démarche consistant à « qualifier de crime » l’exercice des droits et libertés reconnus par la Convention. Dans le cas contraire, en utilisant la notion de « soupçons plausibles » pour priver les intéressés de leur liberté physique, on risque de rendre impossible l’exercice de leurs droits et libertés reconnus par la Convention.

149. Sur ce point, la Cour rappelle que toute privation de liberté doit être conforme au but poursuivi par l’article 5 de la Convention : protéger l’individu contre l’arbitraire. Il existe un principe fondamental selon lequel nulle détention arbitraire ne peut être compatible avec l’article 5 § 1, et la notion d’« arbitraire » que contient l’article 5 § 1 va au-delà du défaut de conformité avec le droit national, de sorte qu’une privation de liberté peut être régulière selon la législation interne tout en étant arbitraire et donc contraire à la Convention (voir, entre autres, A. et autres c. Royaume‑Uni [GC], no 3455/05, §§ 162-164, CEDH 2009 et Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 84, 23 février 2012).

150. La Cour rappelle aussi que c’est au moment où elle a été arrêtée que les soupçons pesant sur une personne doivent être « plausibles » et que, en cas de prolongation de la détention, ces soupçons doivent encore demeurer fondés sur des « raisons plausibles » (voir, parmi beaucoup d’autres, Stögmüller c. Autriche, 10 novembre 1969, p. 40, § 4, série A nº 9, McKay c. Royaume-Uni [GC], nº 543/03, § 44, CEDH 2006-X, et Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 90, 22 mai 2014). Par ailleurs, l’obligation pour le magistrat d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji, précité, § 102).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

(…)

  • Conclusion pour l’article 5 § 1 de la Convention

180. À la lumière de ces constats, la Cour considère que, même à supposer que tous les articles du journal cités par les autorités nationales leur étaient attribuables, les requérants ne pouvaient pas être raisonnablement soupçonnés, au moment de leur mise en détention, d’avoir commis les infractions de propagande au nom des organisations terroristes ou d’assistance à celles-ci. Autrement dit, les faits de l’affaire ne permettent pas de conclure à l’existence de soupçons plausibles à l’égard des requérants. Il en résulte que les soupçons pesant sur les intéressés n’ont pas atteint le niveau minimum de plausibilité exigé. Bien qu’imposées sous le contrôle du système judiciaire, les mesures litigieuses reposaient donc sur de simples soupçons.

181. De surcroît, il n’a pas non plus été démontré que les éléments de preuve versés au dossier ultérieurement à l’arrestation des requérants, notamment par l’acte d’accusation et pendant la période durant laquelle les intéressés ont été maintenus en détention, s’analysaient en des faits ou informations de nature à faire naître d’autres soupçons justifiant le maintien en détention. Le fait que les juridictions de première instance et d’appel aient accepté comme éléments de culpabilité les faits invoqués par le parquet pour conclure à la culpabilité des requérants ne change rien à ce constat.

182. En particulier, la Cour note que les interventions dont les requérants ont été tenus pénalement responsables relevaient de débats publics sur des faits et événements déjà connus, qu’elles s’analysaient en l’utilisation des libertés conventionnelles, qu’elles ne contenaient aucun soutien ni promotion de l’usage de la violence dans le domaine politique, qu’elles ne comportaient pas non plus d’indice au sujet d’une éventuelle volonté des requérants de contribuer aux objectifs illégaux d’organisations terroristes, à savoir recourir à la violence et à la terreur à des fins politiques.

183. Quant à l’article 15 de la Convention et à la dérogation de la Turquie, la Cour note que le Conseil des ministres de la Turquie réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution a adopté pendant l’état d’urgence plusieurs décrets‑lois par lesquels il a apporté d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire. Cependant, dans la présente affaire, c’est en application de l’article 100 du CPP que les requérants ont été placés en détention provisoire pour des chefs d’accusation relatifs à l’infraction relevant de l’article 220 du CP. Il convient notamment d’observer que l’article 100 du CPP, qui exige la présence d’éléments factuels démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction, n’a pas subi de modification pendant la période d’état d’urgence. En effet, les mesures dénoncées dans la présente affaire ont été prises sur le fondement de la législation qui était applicable avant et après la déclaration de l’état d’urgence. Par conséquent, les mesures dénoncées en l’espèce ne sauraient être considérées comme ayant respecté les conditions requises par l’article 15 de la Convention, puisque, finalement, aucune mesure dérogatoire ne pourrait s’appliquer à la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) de la Convention.

184. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner les requérants (à l’exception de Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel) d’avoir commis une infraction pénale.

185. Compte tenu de cette conclusion, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la question de savoir si les raisons données par les juridictions internes pour justifier le maintien en détention des requérants étaient fondées sur des motifs pertinents et suffisants comme l’exige l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention (voir, dans le même sens, Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 122, 20 mars 2018.

2/ Sur la violation alléguée de l’article 5 paragraphe 4 de la Convention

Les requérants (y inclus Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel) dénoncent une violation de l’article 5 § 4 de la Convention en ce que la Cour constitutionnelle n’aurait pas respecté l’exigence de « bref délai » dans le cadre des recours qu’ils avaient introduits devant elle et par lesquels ils avaient cherché à contester la légalité de leur détention provisoire.

L’article 5 § 4 de la Convention est ainsi libellé :

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

L’appréciation de la Cour

197. La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-63), Şahin Alpay (précité, §§ 133‑35) et dans la décision Akgün c. Turquie ((déc.), no 19699/18, §§ 35-44, 2 avril 2019). Dans ces arrêts et décision, elle avait noté que, dans le système juridique turc, les personnes mises en détention provisoire avaient la possibilité de demander leur remise en liberté à tout moment de la procédure et que, en cas de rejet de leur demande, elles pouvaient former une opposition. Elle avait relevé en outre que la question du maintien en détention des détenus était examinée d’office à intervalles réguliers qui ne pouvaient excéder trente jours. Par conséquent, elle avait estimé qu’elle pouvait tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prenne plus de temps. Cependant, dans l’affaire Mehmet Hasan Altan précitée, la période à prendre en considération devant la Cour constitutionnelle avait duré quatorze mois et trois jours, dans l’affaire Şahin Alpay précitée, seize mois et trois jours, et dans l’affaire Akgün précitée, douze mois et seize jours. La Cour, tenant compte de la complexité des requêtes et de la charge de travail de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence, avait estimé qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle. Par conséquent, bien que les délais de douze mois et seize jours, quatorze mois et trois jours et de seize mois et trois jours passés devant la Cour constitutionnelle ne puissent pas être considérés comme « brefs » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifique de ces affaires, la Cour avait jugé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

198. En l’espèce, la Cour note que les périodes à prendre en considération ont duré seize mois pour le requérant Akın Atalay, quatorze mois et onze jours pour le requérant Mehmet Murat Sabuncu, huit mois et vingt-neuf jours pour le requérant Ahmet Kadri Gürsel et sept mois et deux jours pour les autres requérants, et qu’elles se trouvaient toutes dans la période d’état d’urgence, lequel n’a été levé que le 18 juillet 2018. Elle estime que le fait que la Cour constitutionnelle n’a rendu son arrêt rejetant les recours des requérants que le 2 mai 2019, soit environ deux ans et quatre mois plus tard, n’entre pas en ligne de compte pour le calcul de délai à prendre en considération sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, puisque tous les requérants avaient déjà été libérés avant cette date.

199. La Cour considère donc que ses conclusions dans les affaires Akgün, Mehmet Hasan Altan et Şahin Alpay précitées valent aussi dans le cadre de la présente requête, bien que le cas du requérant Akın Atalay semble être un cas limite par rapport aux cas examinés dans les affaires précitées. Elle souligne à cet égard que les recours introduits par les requérants devant la Cour constitutionnelle étaient complexes puisqu’il s’agissait de l’une des premières affaires soulevant des questions compliquées concernant la mise en détention provisoire des journalistes en raison de la ligne éditoriale de leur journal, et parce que les requérants ont amplement plaidé leur affaire devant la Cour constitutionnelle, soutenant non seulement que leurs détentions ne se basaient sur aucun motif valable mais également que les accusations dirigées contre eux étaient inconstitutionnelles. De plus, la Cour estime qu’il est également nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle pendant l’état d’urgence en vigueur du juillet 2016 au juillet 2018 ainsi que des mesures prises par les autorités nationales afin de s’attaquer au problème de l’engorgement du rôle de cette haute juridiction (Mehmet Hasan Altan, précité, § 165, et Şahin Alpay, précité, § 137 et Akgün (déc) précité, § 41). La Cour tient à souligner sur ce point la distinction entre la présente affaire et Kavala c. Turquie dans laquelle le requérant se trouvait toujours en détention provisoire pendant onze mois qui se sont écoulés entre le 18 juillet 2018, date de la levée de l’état d’urgence, et le 28 juin 2019, date de la publication de l’arrêt de la Cour constitutionnelle (Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 195, 10 décembre 2019).

200. À la lumière de ce qui précède, bien que les délais mis par la Cour constitutionnelle en l’espèce ne puissent pas être considérés comme « brefs » dans une situation ordinaire, la Cour considère, dans les circonstances spécifiques de l’affaire, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

3/ Sur la violation alléguée de l’article 10 de la Convention

201. Les requérants (à l’exception de Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel) se plaignent principalement d’une atteinte à leur liberté d’expression en raison de leur mise et de leur maintien en détention provisoire. Ils dénoncent en particulier le fait que la ligne éditoriale d’un journal critiquant certaines politiques gouvernementales puisse être considérée comme une preuve à l’appui d’accusations d’assistance à des organisations terroristes ou de propagande en faveur de celles-ci. Ils invoquent à cet égard l’article 10 de la Convention, qui se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

L’appréciation de la Cour

a) Principes fondamentaux

218. La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, Handyside c. Royaume‑Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Jersild c. Danemark, précité, § 37).

219. En particulier, la liberté de la presse fournit aux citoyens l’un des meilleurs moyens de connaître et de juger les idées et attitudes de leurs dirigeants. Elle donne en particulier aux hommes politiques l’occasion de refléter et de commenter les soucis de l’opinion publique. Elle permet à chacun de participer au libre jeu du débat politique qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103, et Castells, précité, § 43).

220. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la défense de l’ordre et à la protection de la réputation d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles qui se rapportent à l’administration de la justice (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 65, série A no 30, et Observer et Guardian c. Royaume‑Uni, 26 novembre 1991, § 59, série A no 216). Outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 de la Convention protège leur mode de diffusion (Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, § 57, série A no 204). À la fonction de la presse qui consiste à diffuser des informations et des idées sur de telles questions s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, § 63, série A no 239, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III). La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Prager et Oberschlick, précité, § 38, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, §§ 45‑46, CEDH 2001-III, et Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V).

221. De plus, l’article 10 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], nos 23927/94 et 24277/94, § 60, 8 juillet 1999, et Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V). En outre, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier, ou même d’un homme politique. Dans un système démocratique, ses actions ou omissions doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de la presse et de l’opinion publique. En outre, la position dominante qu’il occupe lui commande de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’il a d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées de ses adversaires ou des médias (Castells, précité, § 46).

222. Le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique, inclut également la libre expression par des organisations interdites de leurs opinions, pourvu que celles-ci ne contiennent pas d’incitation publique à la commission d’infractions terroristes ou d’apologie du recours à la violence : le public a le droit d’être informé des manières différentes de considérer une situation de conflit ou de tension ; à cet égard, les autorités doivent, quelles que soient leurs réticences, laisser s’exprimer le point de vue de toutes les parties. Pour évaluer si la publication d’écrits émanant d’organisations interdites comporte un risque d’incitation au recours à la violence, il faut principalement prendre en considération la teneur de l’écrit en question et le contexte dans lequel il est publié, au sens de la jurisprudence de la Cour (voir, dans le même sens, Gözel et Özer, précité, § 56).

À cet égard, il ressort de la jurisprudence de la Cour que, lorsque des opinions n’incitent pas à la violence – autrement dit lorsqu’elles ne préconisent pas le recours à des procédés violents ou à une vengeance sanglante, qu’elles ne justifient pas la commission d’actes terroristes en vue de la réalisation des objectifs de leurs partisans, et qu’elles ne peuvent être interprétées comme susceptibles d’inciter à la violence par la haine profonde et irrationnelle qu’elles manifesteraient envers des personnes identifiées –, les États contractants ne peuvent restreindre le droit du public à en être informé, même en se prévalant des buts énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999, Gözel et Özer, précité, § 56, Nedim Şener, précité, § 116, et Şık, précité, § 105).

b) Existence d’une ingérence

223. La Cour rappelle avoir déjà estimé que certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d’expression procurent aux intéressés – non frappés d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à ladite liberté (voir, entre autres références, Dilipak c. Turquie, no 29680/05, §§ 44-47, 15 septembre 2015). Il en allait de même pour la mise en détention imposée aux journalistes d’investigation pendant près d’un an dans le cadre d’une procédure pénale engagée pour des crimes sévèrement réprimés (Nedim Şener, précité, §§ 94‑96, Şık c. Turquie, no 53413/11, §§ 83-85, 8 juillet 2014).

224. La Cour observe en l’espèce que des poursuites pénales ont été engagées contre les requérants pour des faits qualifiés d’assistance à des organisations terroristes, et ce sur le fondement de faits se résumant à la ligne éditoriale que le quotidien pour lequel ils travaillaient suivait dans ses présentations et appréciations de l’actualité politique. Cette qualification des faits figurait aussi dans l’acte d’accusation déposé lors de la détention provisoire des requérants et dans lequel le parquet reprochait à ces derniers d’avoir apporté aide et assistance à une organisation terroriste, crime sévèrement réprimé par le CP.

225. Par ailleurs, la Cour note que les requérants ont été maintenus en détention provisoire pendant des périodes allant de huit à dix-sept mois dans le cadre de cette procédure pénale. Elle observe que les instances judiciaires qui se sont prononcées en faveur de la mise et du maintien en détention des requérants ont considéré qu’il existait des indices sérieux et plausibles allant dans le sens de leur culpabilité pour des actes relevant du terrorisme.

226. La Cour estime que la détention provisoire qui a été imposée aux requérants dans le cadre de la procédure pénale engagée contre eux pour des crimes sévèrement réprimés et directement liée à leur travail journalistique consiste en une contrainte réelle et effective, et qu’elle constitue donc une « ingérence » dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Nedim Şener, précité, § 96, et Şık, précité, § 85). Ce constat amène la Cour à rejeter l’exception du Gouvernement quant à l’absence de qualité de victime des requérants autres que Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel.

227. Pour les mêmes motifs, la Cour rejette aussi l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant à aux griefs tirés de l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Yılmaz et Kılıç c. Turquie, no 68514/01, § 37-44, 17 juillet 2008).

c) Sur le caractère justifié de l’ingérence

228. Pareille ingérence emporte violation de l’article 10 de la Convention, sauf si elle remplit les exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste donc à déterminer si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

229. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, impliquent d’abord que l’ingérence ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit. Une loi qui confère un pouvoir d’appréciation ne se heurte pas en soi à cette exigence, à condition que l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir se trouvent définies avec une netteté suffisante, eu égard au but légitime en jeu, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (voir, parmi beaucoup d’autres, Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133, Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 45, série A no 202, et Margareta et Roger Andersson c. Suède, 25 février 1992, § 75, série A no 226-A).

230. Dans la présente affaire, l’arrestation et la détention des requérants ont constitué une ingérence dans leurs droits au titre de l’article 10 de la Convention (paragraphe 225 ci-dessus). La Cour a déjà conclu que la détention des requérants n’était pas fondée sur des raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention et qu’il y avait donc eu violation de leur droit à la liberté et à la sûreté prévu à l’article 5 § 1 (paragraphe 184 ci-dessus). Elle note aussi que d’après l’article 100 du code de procédure pénale turc, une personne ne peut être placée en détention provisoire que lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction et estime, à cet égard, que l’absence de raisons plausibles aurait dû impliquer, a fortiori, l’absence de forts soupçons, lorsque les autorités nationales étaient invitées à évaluer la régularité de la détention. La Cour rappelle sur ces points que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88, 15 décembre 2016).

La Cour rappelle d’ailleurs que les exigences de légalité prévues aux articles 5 et 10 de la Convention visent toutes les deux à protéger l’individu contre l’arbitraire (voir ci-dessus les paragraphes 143, 145 et 149 pour l’article 5 et le paragraphe 228 pour l’article 10). Il en ressort qu’une mesure de détention qui n’est pas régulière, pourvu qu’elle constitue une ingérence dans l’une des libertés garanties par la Convention, ne saurait être considérée en principe comme une restriction prévue par la loi nationale à cette liberté.

Il en résulte que l’ingérence dans les droits et libertés des requérants au titre de l’article 10 § 1 de la Convention ne peut être justifiée au titre de l’article 10 § 2 puisqu’elle n’était pas prévue par la loi (voir Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, §§ 94 et 110, Recueil 1998‑VII et, mutatis mutandis, Huseynli et autres c. Azerbaïdjan, nos 67360/11 et 2 autres, §§ 98-101, 11 février 2016). La Cour n’est donc pas appelée à examiner si l’ingérence en cause avait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.

231. Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

4/ Sur la violation alléguée de l’article 18 de la Convention

Les requérants (à l’exception de Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel) voient enfin dans leur détention une sanction pour les critiques qu’ils avaient formulées à l’encontre du gouvernement. Selon eux, leur mise et leur maintien en détention avaient pour but de les harceler judiciairement en raison de leurs activités journalistiques. Ils invoquent à cet égard l’article 18 de la Convention combiné avec ses articles 5 et 10.

L’article 18 de la Convention se lit comme suit :

« Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

L’appréciation de la Cour

248. La Cour renvoie aux principes généraux concernant l’interprétation et l’application de l’article 18 de la Convention tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans ses arrêts Merabishvili (précité, §§ 287-317), et Navalnyy c. Russie ([GC], nos 29580/12 et 4 autres, §§ 164‑165, 15 novembre 2018).

249. La Cour observe d’emblée que les requérants se plaignent principalement d’avoir été spécifiquement ciblés en raison de la ligne éditoriale de leur journal considérée comme opposée au Gouvernement. Elle note que les intéressés soutiennent aussi que leur mise et leur maintien en détention provisoire poursuivaient une intention cachée, à savoir réduire au silence les critiques contre le Gouvernement et ses sympathisants publiées dans leur journal.

250. La Cour relève que les mesures en question, ainsi que celles prises dans le cadre des procédures pénales engagées contre d’autres journalistes d’opposition en Turquie, ont fait l’objet de vives critiques de la part des tiers intervenants. Toutefois, le processus politique et le processus juridictionnel étant fondamentalement différents, elle doit fonder sa décision sur des éléments de preuves, selon les critères établis dans son arrêt Merabishvili (précité, §§ 310-317), et sur sa propre appréciation des faits spécifiques à l’affaire (Khodorkovskiy c. Russie, no 5829/04, § 259, 31 mai 2011, Ilgar Mammadov, précité, § 140, et Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan, no 69981/14, § 155, 17 mars 2016).

251. En l’espèce, la Cour a conclu ci-dessus que les accusations portées contre les requérants n’étaient pas fondées sur des raisons plausibles de les soupçonner, au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention. Elle a considéré en particulier que les mesures prises contre les requérants n’étaient pas justifiées par des soupçons raisonnables fondés sur une évaluation objective des actes qui lui étaient reprochés, mais qu’elles étaient essentiellement fondées sur des écrits ne pouvant raisonnablement être considérés comme des actes pénalement répréhensibles en droit interne, mais liés à l’exercice de droits conventionnels, notamment de la liberté d’expression.

252. Néanmoins, même si le Gouvernement n’est pas parvenu à étayer sa thèse selon laquelle les mesures prises contre les requérants étaient justifiées par des soupçons raisonnables, ce qui a amené la Cour à conclure à la violation de l’article 5 § 1 et de l’article 10 de la Convention, cela ne suffit pas en soi pour qu’elle conclue également à la violation de l’article 18 (Navalnyy, précité, § 166). En effet, comme la Cour l’a indiqué dans l’affaire Merabishvili (précité, § 291), le simple fait qu’une restriction apportée à une liberté ou à un droit protégé par la Convention ne remplit pas toutes les conditions de la clause qui la permet ne soulève pas nécessairement une question sous l’angle de l’article 18. L’examen séparé d’un grief tiré de cette disposition ne se justifie que si l’allégation selon laquelle une restriction a été imposée dans un but non conventionnel se révèle être un aspect fondamental de l’affaire. Il lui faut encore rechercher si, en l’absence de but légitime, un but inavoué ou non conventionnel (c’est-à-dire un but non prévu par la Convention au sens de l’article 18) peut être décelé (Navalnyy, précité, § 166).

253. La Cour observe en l’espèce que le but apparent des mesures prises contre les requérants était d’enquêter sur la campagne ayant abouti à la tentative de coup d’État en 2016 ainsi que sur les campagnes de violence menées par des membres de mouvements séparatistes ou gauchistes et d’établir si les requérants avaient réellement commis les infractions qui leur étaient reprochées. Compte tenu des troubles graves et des nombreuses pertes humaines que ces événements ont occasionnées, elle estime qu’il est sûrement légitime d’instruire ces incidents. En outre, elle rappelle qu’il ne faut pas perdre de vue que la tentative de coup d’État a entraîné la proclamation de l’état d’urgence dans tout le pays.

254. La Cour observe que la chronologie des faits reprochés aux requérants et le moment du déclenchement de l’enquête à leur encontre ne révèlent aucune anormalité (voir, a contrario, Kavala, précité, §§ 225‑228). Les faits reprochés aux requérants lors de l’enquête engagée fin 2016 avaient eu lieu, pour la plupart, avant et après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Ces faits, qui s’étaient majoritairement déroulés pendant les années 2015 et 2016, auraient fait partie de la préparation du coup d’État ou de la contestation des mesures prises à l’encontre des responsables présumés de la tentative de coup d’État. Les écrits relatant les points de vue de membres d’organisations séparatistes ou gauchistes ont été publiés en 2015 et ne font pas exception à ce constat. On ne peut donc pas constater qu’un délai excessif s’est écoulé entre les faits incriminés et le déclenchement de l’enquête pénale dans le cadre de laquelle les requérants ont été mis en détention provisoire.

255. La Cour pourrait accepter que les déclarations faites publiquement par des membres du gouvernement ou le président au sujet des poursuites pénales dirigées contre les requérants peuvent démontrer, dans certaines circonstances, qu’une décision de justice viserait un but non conventionnel (Kavala, précité, § 229, Merabishvili, précité, § 324, et Tchankotadze c. Géorgie, no 15256/05, § 114, 21 juin 2016). Cependant, la Cour note en l’espèce que les déclarations susmentionnées du président de la République portaient sur une affaire précise, celle concernant la destination des camions appartenant aux services de renseignements et transportant des armes, et qu’elles n’étaient pas dirigées directement contre les requérants eux-mêmes, mais contre le journal Cumhuriyet, alors sous la direction de C.D., ex‑directeur des publications, dans son ensemble. De plus, il convient de noter que la Cour constitutionnelle a statué en faveur de C.D. et d’un autre responsable de Cumhuriyet à cette époque, en qualifiant d’inconstitutionnels les soupçons dirigés contre eux. Il est vrai que la déclaration du président de la République selon laquelle il ne respecterait pas la décision de la Cour constitutionnelle, qu’il ne serait pas lié par celle-ci et qu’il ne lui obéirait pas est clairement en contradiction avec les éléments fondamentaux d’un État de droit. Mais une telle expression de mécontentement ne constitue pas en soi une preuve que la détention des requérants a été dictée par des raisons ultimes incompatibles avec la Convention.

256. Quant à la participation d’un membre du parquet, lui-même accusé d’être membre de l’organisation FETÖ, à l’information judiciaire dirigée contre les requérants, dont la rédaction de l’acte d’accusation, la Cour estime que ce fait ne constitue pas à lui seul un élément de preuve déterminant en faveur d’une violation de l’article 18 de la Convention, du fait que la mise et le maintien en détention provisoire des requérants ont fait l’objet d’ordonnances rendues par un juge de paix ou par un ou plusieurs membres de la cour d’assises, et non d’une décision du parquet. Elle constate de plus que, lorsque cette situation a été révélée, ce membre du parquet a été révoqué de l’enquête avant le dépôt de l’acte d’accusation.

Cela dit, la Cour accepte que la détention basée sur une accusation aussi grave a exercé un effet dissuasif sur la volonté des requérants de s’exprimer dans le domaine public et était susceptible de créer un climat d’autocensure pour eux comme pour tous les journalistes relatant et commentant le fonctionnement du Gouvernement et diverses questions d’actualité politique. Cependant, ce dernier constat ne suffit pas en soi pour conclure qu’il y a eu manquement à l’article 18.

La Cour observe en outre que la Cour constitutionnelle a procédé à un examen détaillé des griefs des requérants tirés des articles 5 et 10 de la Convention et a rendu ses arrêts relatifs à l’affaire après des discussions approfondies, comme atteste un nombre important d’opinions dissidentes.

Il en ressort que les éléments invoqués par les requérants en faveur d’une violation de l’article 18 de la Convention, pris isolément ou combinés entre eux, ne constituent pas un ensemble assez homogène qui serait suffisant pour conclure que leur détention menait un but non conventionnel se révélant être un aspect fondamental de l’affaire.

À la lumière de ce qui précède, la Cour considère qu’il n’a pas été établi au-delà de tout doute raisonnable que les détentions provisoires des requérants ont été imposées dans un but non prévu par la Convention au sens de l’article 18. Partant, elle conclut qu’il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 18 de la Convention.


CEDH, 10 novembre 2020, Sabuncu et autres c/ Turquie, n°23199/17