Liberté de religion en #prison : Exiger une « preuve écrite » pour prendre acte du changement de religion d’un détenu viole la #CEDH.
La Cour réaffirme aussi le droit des détenus à des repas conformes à leur religion (si conséquences non-excessives).
Tweet de Nicolas Hervieu (avec son aimable autorisation).
Introduction
1. La requête concerne les exigences imposées au requérant afin de prouver son appartenance religieuse et de pouvoir exercer, au cours de sa détention, son droit à la liberté de religion, notamment en ce qui concerne l’allocation de repas conformes aux préceptes de sa religion.
Faits
2. Le requérant est né en 1987 et réside à Gropeni. Il a été représenté devant la Cour par Me N. Ivașcu.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
4. Le 22 avril 2009, le requérant fut placé en détention provisoire. Il se déclara alors chrétien orthodoxe. Condamné ensuite à une peine de prison, il fut détenu de 2009 à 2017 dans différents établissements pénitentiaires roumains.
5. Il expose devant la Cour que, pendant les trois premières années de sa détention, il a noué des liens avec des détenus musulmans, et que, après avoir longuement discuté avec eux, il a décidé de se convertir à l’islam.
6. Le 27 septembre 2012, alors qu’il était incarcéré à la prison de Galaţi, il informa la direction de l’établissement qu’il s’était converti et demanda à bénéficier de repas sans porc, ce qui lui fut refusé. Il a communiqué à la Cour une copie de sa demande. Ce document comporte, dans le cadre réservé à l’administration, une mention manuscrite qui, pour autant qu’elle est lisible, indique la date du 1er octobre 2012 et le rejet de la demande (Nu aprob). Le requérant indique devant la Cour que, par crainte de représailles, il ne réitéra pas sa demande. Le Gouvernement conteste qu’il ait fait pareille demande.
7. Le requérant fut ensuite transféré à la prison de Brăila où il demanda à plusieurs reprises à bénéficier de repas sans porc. Ses demandes furent toutes rejetées, au motif qu’il n’avait pas produit d’attestation prouvant sa conversion, délivrée par les représentants du culte concerné. Il forma alors un recours devant le juge chargé du contrôle de la privation de liberté (judecătorul de supraveghere a privării de libertate) dans cet établissement.
8. Par un jugement avant dire droit du 23 janvier 2015, le juge susmentionné rejeta ce recours, au motif que le requérant s’était déclaré chrétien orthodoxe au moment de son incarcération (paragraphe 4 ci-dessus) et n’avait ensuite produit aucun document propre à attester sa conversion. Sur recours du requérant, le tribunal de première instance de Brăila confirma ce raisonnement, par un jugement du 23 février 2015.
9. Selon les informations communiquées par le requérant lui-même dans ses observations devant la Cour, en juin 2016, alors qu’il était détenu à la prison de Brăila, il demanda à bénéficier de repas conformes aux préceptes du culte adventiste, et sa demande fut rejetée. Il saisit alors le juge chargé du contrôle de la privation de liberté, qui rejeta son recours par un jugement avant dire droit du 5 août 2016, au motif qu’il n’avait pas prouvé appartenir au culte adventiste et qu’il ne faisait pas partie du groupe de détenus qui participaient aux activités organisées par l’Église adventiste du septième jour à la prison de Brăila. Le requérant contesta cette décision devant le tribunal de première instance de Brăila, qui rejeta son recours par un jugement du 12 septembre 2016, estimant que le requérant avait seulement manifesté l’intention de se convertir, mais n’avait entrepris aucune démarche spécifique à cette fin, alors que la législation le lui permettait.
(…)
Appréciation de la Cour
—a) Les principes généraux
29. La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9 de la Convention, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de cet instrument. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 124, CEDH 2014 (extraits), et Erlich et Kastro c. Roumanie, nos 23735/16 et 23740/16, § 28, 9 juin 2020).
30. Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 de la Convention énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 73, CEDH 2000‑VII ; Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 105, CEDH 2005‑XI ; et Erlich et Kastro, précité, § 29).
31. Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 33 in fine, série A no 260‑A). Cela découle à la fois du paragraphe 2 de l’article 9 et des obligations positives qui incombent à l’État au titre de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans celle-ci (Leyla Şahin, précité, § 106, et Erlich et Kastro, précité, § 30).
32. Il faut également rappeler le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et les contextes locaux. Lorsque sont en jeu des questions de politique générale, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. S’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire » (S.A.S. c. France, précité, § 129). Cela étant, pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation dans une affaire donnée, la Cour doit également tenir compte de l’enjeu propre à l’espèce (voir, notamment, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV ; Leyla Şahin, précité, § 110 ; et Erlich et Kastro, précité, § 31).
33. Si la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au regard de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables n’en sont pas moins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10 et 3 autres, § 84 in fine, CEDH 2013 (extraits), et Erlich et Kastro, précité, § 32).
34. Enfin, la Cour a récemment précisé, dans un contexte relatif à l’exemption du service militaire, que si un individu demande une dérogation spéciale qui lui est accordée en raison de ses croyances ou convictions religieuses, il n’est pas excessif ou en conflit fondamental avec la liberté de conscience d’exiger un certain niveau de justification de la croyance authentique et, si cette justification n’est pas fournie, de parvenir à une conclusion négative (Dyagilev c. Russie, no 49972/16, § 62, 10 mars 2020, avec les références y citées).
—b) Application de ces principes en l’espèce
35. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour estime qu’il convient d’examiner le grief du requérant à la lumière des obligations positives qui découlent de l’article 9 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Vartic c. Roumanie (no 2), no 14150/08, § 44, 17 décembre 2013, et Erlich et Kastro, précité, § 33). Elle note que la loi no 254/2013 et la législation secondaire prise en application de ce texte consacrent expressément un droit pour les personnes détenues à bénéficier de repas conformes aux préceptes de leur religion (paragraphes 10-11 ci‑dessus). Il y avait donc un cadre normatif général, suffisamment prévisible et détaillé, quant à l’exercice du droit à la liberté de religion en milieu pénitentiaire (Erlich et Kastro, précité, § 34). Les Règles pénitentiaires européennes, en vigueur au moment des faits, lues à la lumière de leur commentaire (paragraphes 13‑14 ci-dessus), allaient par ailleurs dans le même sens.
36. La Cour observe ensuite que l’arrêté no 1072/2013, qui constitue le droit national applicable en la matière, dispose que les détenus peuvent déclarer sur l’honneur leur appartenance religieuse au moment de leur incarcération et, le cas échéant, indiquer qu’ils se sont convertis au cours de leur détention, en produisant alors une déclaration sur l’honneur et un acte de confirmation de leur nouvelle affiliation religieuse (paragraphe 11 ci‑dessus). Elle ne saurait retenir l’argument du requérant consistant à dire que l’obligation de présenter une preuve écrite de sa conversion n’avait pas de base légale parce qu’elle découlait d’un acte normatif de rang infra‑législatif (paragraphe 27 ci-dessus). Elle observe à cet égard que l’intéressé avait accès à l’arrêté en question (voir, a contrario, Lebois c. Bulgarie, no 67482/14, § 67, 19 octobre 2017, où le requérant n’avait pas accès au règlement intérieur de la prison), et que le contenu de ce texte était prévisible, ce que le requérant ne conteste pas. La Cour observe par ailleurs que le requérant n’a pas soulevé devant les tribunaux internes des arguments tirés de la prétendue illégalité de l’arrêté no 1072/2013 et ne leur a pas donné l’occasion de vérifier la légalité de cet acte. Il n’a pas soutenu non plus que l’illégalité de l’arrêté susmentionné avait été déjà déclarée et faisait l’objet d’une jurisprudence constante des tribunaux internes. Dans ces circonstances, et en l’absence d’un examen de la part des juridictions internes, la Cour ne saurait retenir, en tant que tel, l’argument du requérant selon lequel l’obligation de présenter une preuve écrite de sa conversion n’avait pas de base légale parce qu’elle découlait d’un acte normatif de rang infra‑législatif (paragraphe 27 ci‑dessus).
37. La Cour note ensuite que, selon le Gouvernement, le requérant s’est déclaré chrétien orthodoxe au moment de son incarcération, information confirmée par l’intéressé (paragraphe 4 ci-dessus), qui a par ailleurs déclaré devant elle qu’il s’était converti à l’islam en prison (paragraphe 5 ci-dessus). Elle doit donc rechercher, comme l’y invite le Gouvernement (paragraphe 28 ci-dessus), si l’obligation imposée par l’arrêté no 1072/2013 de produire une attestation de conversion religieuse afin de pouvoir exercer sa religion cadre avec les obligations positives qui incombent aux autorités nationales.
38. La Cour note d’emblée que la liberté de changer de religion ou de convictions est expressément garantie par l’article 9 de la Convention. Elle observe ensuite que l’obligation visée par l’arrêté no 1072/2013 ne concerne que la conversion religieuse survenue pendant la détention, les détenus pouvant dans tous les autres cas déclarer leur appartenance religieuse par une simple déclaration sur l’honneur (paragraphe 11 ci-dessus).
39. Elle note ainsi que l’arrêté no 1072/2013 a introduit une distinction entre la déclaration initiale de la religion, que le détenu peut faire librement et sans formalités particulières au moment de son incarcération, et le changement de religion, survenu au cours de la détention, que le détenu doit prouver par un document provenant du nouveau culte (voir l’article 4 de l’arrêté en question, cité au paragraphe 11 ci-dessus). De l’avis de la Cour, une telle réglementation avec une exigence stricte de preuve documentaire d’appartenance à un culte spécifique dépasse le niveau de justification qui peut être exigé concernant une croyance authentique (voir, a contrario, Dyagilev, précité, § 62). Cela est d’autant plus vrai dans un cas où, comme en l’espèce, il existe la liberté initiale pour un détenu de déclarer la religion sans aucune preuve nécessaire.
40. En plus, saisis du grief du requérant relatif à la prison de Brăila, tant le juge chargé du contrôle de la privation de liberté que le tribunal de première instance ont rejeté le recours de l’intéressé sans avoir examiné le contexte factuel de sa demande, au motif qu’il n’avait pas fourni l’attestation écrite exigée par la réglementation (paragraphe 8 ci-dessus). Ils n’ont pas examiné non plus si le requérant aurait eu une possibilité réelle de se faire produire une preuve écrite ou une autre confirmation de l’appartenance au culte respectif, en particulier compte tenu des restrictions auxquelles il était soumis en tant que prisonnier.
41. La Cour rappelle que, sauf dans des cas très exceptionnels, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 78, CEDH 2000‑XI). Au vu de l’importance du caractère sérieux et sincère que doit avoir une conversion religieuse, elle estime que le devoir de neutralité des autorités nationales, au sens de sa jurisprudence, ne saurait faire obstacle à un examen des éléments factuels qui caractérisent la manifestation d’une religion (voir, mutatis mutandis et dans le contexte des attestations pouvant être demandées par un employeur dans le cadre d’un contrat de travail, Kosteski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 55170/00, § 39, 13 avril 2006). Or il ne ressort pas des décisions rendues en l’espèce que les juridictions nationales se soient efforcées d’établir la manière dont l’intéressé manifestait ou entendait manifester sa nouvelle religion.
42. La Cour prend note de l’argument avancé par le Gouvernement consistant à dire que l’obligation découlant de l’arrêté no 1072/2013 vise à prévenir l’abus de droit – abus qui dilue selon lui l’importance de la question de l’appartenance religieuse – et à protéger les religions (paragraphe 28 ci-dessus). Elle entend également son argument selon lequel l’intéressé a changé de religion une seconde fois, comme le montrerait le fait qu’il a demandé des repas conformes à la norme alimentaire spécifique au culte adventiste (paragraphe 19 ci-dessus). Elle observe toutefois que les juridictions internes qui ont examiné sa demande de repas conformes aux préceptes du culte adventiste n’ont pas jugé cette demande constitutive d’un abus de sa part (paragraphe 9 ci-dessus).
43. La Cour est d’avis que, compte tenu des dispositions introduites par l’arrêté du ministère de la Justice exigeant notamment une preuve écrite en cas de changement de religion au cours de la détention, les autorités nationales ont rompu le juste équilibre qu’elles devaient ménager entre les intérêts de l’établissement pénitentiaire, ceux des autres prisonniers et les intérêts particuliers du détenu concerné (voir, mutatis mutandis, Jakóbski c. Pologne, no 18429/06, § 50, 7 décembre 2010). À cet égard, elle n’est pas convaincue que les demandes du requérant de se voir offrir un régime alimentaire conforme à sa religion aurait causé un dysfonctionnement dans la gestion de la prison ou entrainé des conséquences négatives sur le régime alimentaire offert aux autres détenus (ibid., § 52 ; voir aussi, Vartic no 2, précité, § 49).
44. À la lumière de ce qui précède et malgré la marge d’appréciation dont l’État défendeur jouit en la matière (paragraphe 32 ci-dessus), la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas satisfait, à un degré raisonnable dans les circonstances de l’espèce, aux obligations positives découlant pour elles de l’article 9 de la Convention en ce qui concerne les repas servis au requérant à la prison de Brăila.
45. Partant, il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.
CEDH, 10 novembre 2020, Affaire Neagu c/ Roumanie, n°21969/15