Cette affaire avait fait antérieurement l’objet d’une décision de la Cour de cassation réunie en chambre mixte (1). Les juges avaient alors censuré la décision des juges du fond au motif que :
Si le juge n’a pas, sauf règles particulières, l’obligation de changer le fondement juridique des demandes, il est tenu, lorsque les faits dont il est saisi le justifient, de faire application des règles d’ordre public issues du droit de l’Union européenne, telle la responsabilité du fait des produits défectueux, même si le demandeur ne les a pas invoquées.
La cour d’appel de Lyon (2), qui avait la charge de rejuger ladite affaire, avait conclu à la responsabilité de Monsanto sur le fondement des articles 1245 et suivants du Code civil (responsabilité du fait des produits défectueux). Contestant cette décision, la société Monsanto décide de se pourvoir en cassation.
L’analyse de la décision de la Cour de cassation (3) suivra l’ordre des moyens invoqués par le requérant :
1. La mise en circulation du produit
2. Le statut « d’assimilé au producteur »
3. Le rôle causal du produit
4. a) La défectuosité du produit
—b) Le lien causal entre le défaut et le produit
5. a) L’exonération de la responsabilité
—b) La faute de la victime
Rappel des faits :
En avril 2004, un agriculteur avait acquis un herbicide (retiré du marché en 2007) auprès d’une coopérative. Cependant, alors qu’il nettoyait la cuve de traitement sans protection respiratoire, ce dernier a inhalé accidentellement les vapeurs toxiques de cet herbicide. Hospitalisé dans un état grave (perte de connaissance, maux de tête, céphalées violentes, crachats hémoptoïques, toux irritative), il souffrira par la suite d’un stress post-traumatique.
1. La mise en circulation du produit
Article 1245-4 du Code civil :
Un produit est mis en circulation lorsque le producteur s’en est dessaisi volontairement.
La société Monsanto conteste que sa société « Monsanto agriculture France » puisse être, comme le dit la cour d’appel, assimilée au producteur. Le requérant considère que cette société n’est qu’un distributeur et que la mise en circulation du produit concerne le producteur et non le distributeur car celui-ci n’est pas impliqué dans le processus de fabrication.Â
L’enjeu ? Eviter que la date retenue soit celle de la livraison à la coopérative en juillet 2002.
En effet, l’article 1245-4 du Code civil était issu, avant la réforme, de la loi du 19 mai 1998. Cette loi est entrée en vigueur le 22 mai 1998. Si la date de la mise en circulation retenue était antérieure à l’entrée en vigueur de la loi, la société Monsanto pourrait échapper à l’application dudit article.Â
La Cour de cassation ne retient pas cet argument et relève que « la mise en circulation du produit correspond à l’entrée dans le processus de commercialisation, l’arrêt relève que le produit Lasso, acquis par M.X en avril 2004, a été livré en 2020 à la coopérative agricole par la société Monsanto agriculture France, qui n’apporte aucun élément de preuve relatif à un stockage du produit de longue durée en son sein ».
2. Le statut « d’assimilé au producteur »
Article 1245-5 al 2 du Code civil :
(…) Est assimilée à un producteur pour l’application du présent chapitre toute personne agissant à titre professionnel :
—1° Qui se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou un autre signe distinctif ; (…)
La Cour de cassation a suivi l’argument de la cour d’appel pour considérer que la société Monsanto agriculture France se présentait comme le producteur sur l’étiquette du produit.
En effet, la cour d’appel avait relevé que sur le conditionnement du produit, figurent la mention « fabriquée en Belgique », ainsi qu’en petits caractères, les mentions « Monsanto Europe Sa » et « marque déposée de Monsanto company USA ». Par ailleurs, la cour retient que l’étiquette met en avant le fait que le Lasso, écrit en gros caractères blancs sur nuit, est un désherbant sélectif du maïs grain, semence et fourrage, du soja, avec la mention « un herbicide Monsanto », suivi de « siège social Monsanto agriculture France SAS » avec l’adresse de la société à Lyon et le numéro d’inscription au RCS de la même ville.Â
3. Le rôle causal du produit
Article 1245-8 du Code civil :
Le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage.
Ici, la preuve peut être apportée par tout moyen et notamment par des indices graves, précis et concordants.
La Cour de cassation, sans présumer l’existence d’un lien causal, se retranche derrière le pouvoir d’appréciation des juges du fond pour considérer que les éléments de preuve constituaient des indices graves, précis et concordants.
Quels sont les éléments de preuve ?
M. X a acquis du Lasso le 13 avril 2004, qu’il verse au débat trois attestations, dont il résulte que son épouse a, le 27 avril 2004, informé un témoin, ayant constaté qu’il titubait, qu’elle conduisait à l’hôpital son mari qui avait respiré du désherbant à maïs et était intoxiqué et lui a demandé d’apporter l’étiquette du produit à l’hôpital, qu’un médecin du travail, référent départemental du réseau Phyt’attitude, a attesté avoir reçu un appel du service des urgences le même jour, pour une demande de renseignement sur la toxicité du Lasso pour un patient hospitalisé et qu’il ressort du compte rendu de consultation que M. X. a été hospitalisé pour avoir inhalé des produits toxiques, en l’occurrence un produit chloré associé à des solvants. Il ajoute que, selon les experts désignés par le tribunal, l’inhalation litigieuse a entraîné une perte de connaissance, des maux de tête et des céphalées violentes, des crachats hémoptoïques et une toux irritative, tous signes cliniques révélateurs d’une atteinte neuronale et du tractus respiratoire au moment de l’intoxication du 27 avril 2004, ainsi qu’un stress post-traumatique.
4. a) La défectuosité du produit
Article 1245-3 al 1 et 2 du Code civil :
Un produit est défectueux au sens du présent chapitre lorsqu’il n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre.
Dans l’appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre, il doit être tenu compte de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l’usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation.
La Cour de cassation confirme l’argumentation de la cour d’appel et relève que le produit était défectueux car ne présentait pas la sécurité à laquelle on pouvait légitimement s’attendre. En effet, l’étiquetage :
– Ne respectait pas la règlementation applicable.
– Ne mettait pas en garde sur la dangerosité particulière des travaux sur ou dans les cuves et réservoirs.Â
En l’espèce :
L’arrêt relève que l’article 7 de la loi du 2 novembre 1943, modifiée par la loi n° 99-574 du 9 juillet 1999, impose que l’étiquette des produits visés mentionne les précautions à prendre par les utilisateurs, et que l’article 34 de l’arrêté du 6 septembre 1994, portant application du décret n° 94-359 du 5 mai 1994, dispose que tout emballage doit porter l’indication de la nature des risques particuliers et des protections à prendre pour l’homme, les animaux ou l’environnement sous forme de phrases types choisies de manière appropriée. Il ajoute que la fiche toxicologique établie par l’INRS en 1997 mentionne des recommandations relatives à la manipulation du chlorobenzène en préconisant notamment d’éviter l’inhalation de vapeurs, de prévoir des appareils de protection respiratoire pour certains travaux, et de ne jamais procéder à des travaux sur ou dans des cuves ou réservoirs ayant contenu du chlorobenzène sans prendre les précautions d’usage. Il retient, enfin, que l’étiquetage du produit Lasso ne répond pas à la réglementation dans la mesure où les risques liés à l’inhalation du chlorobenzène, présent en quantité importante dans le Lasso, ne sont pas signalés, pas davantage que la préconisation d’appareils de protection respiratoire pour le nettoyage des cuves.
4. b) Le lien causal entre le défaut et le produit
Article 1245-8 du Code civil :
Le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage.
Outre ce qui a été rappelé ci dessus (3.), la Cour de cassation précise qu’un lien causal ne peut être déduit de la seule implication du produit dans la réalisation du dommage.Â
En l’espèce, les juges relèvent que les troubles présentés par l’agriculteur constatés par le certificat médical initial et le stress post traumatique ressenti sur le long terme étaient imputables à l’inhalation de l’herbicide qui a été déclaré défectueux.
Par ailleurs, l’inhalation est survenue accidentellement au moment du nettoyage de la cuve de traitement. La notice d’information du produit ne faisait aucunement apparaitre :
– La nécessité d’éviter l’inhalation de vapeurs et de réaliser en appareil clos toute opération industrielle.
– De porter, dans ce cas, un appareil de protection respiratoire.
– De ne jamais procéder à des travaux sur ou dans des cuves et réservoirs contenant ou ayant contenu du chlorobenzène sans prendre les précautions d’usage.Â
5. a) L’exonération de la responsabilité
Article 1245-10 4° du Code civil :
Le producteur est responsable de plein droit à moins qu’il ne prouve :
(…)
4° Que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence du défaut ;
(…)
La jurisprudence de la CJUE (4) avait jugé que « pour pouvoir se libérer de sa responsabilité (…), le producteur d’un produit défectueux doit établir que l’état objectif des connaissances techniques et scientifiques, en ce compris son niveau le plus avancé, au moment de la mise en circulation du produit en cause, ne permettait pas de déceler le défaut de celui-ci ».Â
La Cour de cassation, en s’appuyant sur ladite jurisprudence, confirme la décision de rejeter la demande d’exonération de responsabilité au bénéfice de la société Monsanto au motif que :
Au vu des éléments de fait et de preuve soumis au débat, fixé en juillet 2002 la date de mise en circulation du produit, en statuant sur l’application au litige des dispositions du code civil relatives au régime de responsabilité du fait des produits défectueux, l’arrêt relève que les réglementations sur le fondement desquelles l’existence d’un défaut a été retenue ainsi que la fiche toxicologique établie par l’INRS en 1997 précitée établissent qu’en juillet 2002, la société Monsanto agriculture France avait toute latitude pour connaître le défaut lié à l’étiquetage du produit et à l’absence de mise en garde sur la dangerosité particulière des travaux.
5. b) La faute de la victime
Article 1245-12 du Code civil :
La responsabilité du producteur peut être réduite ou supprimée, compte tenu de toutes les circonstances, lorsque le dommage est causé conjointement par un défaut du produit et par la faute de la victime ou d’une personne dont la victime est responsable.
La Cour de cassation relève qu’en l’absence de lien de causalité entre la faute de l’agriculteur et le dommage, une telle exonération ne peut être retenue.Â
En effet, la société Monsanto reprochait à l’agriculteur de ne pas avoir porté de protection destinée à éviter un contact du produit sur le visage. Cependant, la cour d’appel avait relevé qu’en tout état de cause, une telle protection aurait été inefficace en cas d’inhalation, en l’absence d’appareil de protection respiratoire.
1: Ch. mixte, 7 juillet 2017, n°15-25.651
2: Cour d’appel de Lyon, 11 avril 2019
3: Cass., 1ère civ., 21 octobre 2020, n°19-18.689
4: CJUE 29 mai 1997, Commission/Royaume-Uni, C-300/95