🟥 Diffuser, dans ses magasins, de la musique « libre de tous droits de diffusion » ne veut pas dire gratuit !

Voilà une décision qui risque de faire grand bruit.

Imaginez que vous êtes :

– Un artiste et vous produisez de la musique sous licence creative commons.

–  Un patron et vous décidez de diffuser cette musique « libre » dans vos magasins.

– Une plateforme qui met les œuvres d’artistes à disposition dudit patron au moyen d’un contrat dont l’objet est la fourniture d’œuvres libres de droits.

Question : Le patron devait-il payer les sociétés de gestion collective au titre de la rémunération équitable ? (OUI)

Élément supplémentaire qui vient compliquer l’affaire : Le fait que les artistes ne soient pas affiliés aux sociétés de gestion collective est-il de nature à changer la donne ? (NON)

I- Pour une réponse synthétique

– Le contrat qui liait la société (magasins) et la plateforme est résolu, par le juge du TGI (1), pour faute.  Cette décision a été confirmée en appel (2)

– La Cour de cassation (3), confirmant également la décision de la cour d’appel, énonce que l’article 214-1 du Code de la propriété intellectuelle était applicable (les phonogrammes avaient été transmis auprès d’un nombre indéterminé de destinataires potentiels de sorte qu’était réalisée leur communication directe dans un lieu public).

Conséquence :

En application de l’article précité, la société qui a diffusé ces musiques est tenue au paiement de la rémunération équitable qui s’élève à 117 826,82 € avec intérêts au taux légal et capitalisation des intérêts échus dus pour une année entière. Quant à la plateforme, elle se voit condamnée à garantir la somme concernée.

II- Pour comprendre le sens de cette décision, il faut regarder la lettre de l’article L214-1 du Code de la propriété intellectuelle

Ces utilisations des phonogrammes publiés à des fins de commerce, quel que soit le lieu de fixation de ces phonogrammes, ouvrent droit à rémunération au profit des artistes-interprètes et des producteurs.

À la lecture de l’article, on constate l’utilisation du verbe « ouvrir » au présent de l’indicatif. Ce choix, contrairement à l’usage du conditionnel, a pour conséquence de rendre obligatoire (et d’ordre public) le droit à la rémunération.

On voit ici que, même si l’artiste avait expressément refusé toute rémunération, leur volonté ne sera pas entendue puisque la loi impose un droit à la rémunération.

Dans quel cas ce droit à la rémunération est-il obligatoire ?

Là encore, la lettre de l’article précité nous renseigne sur ses conditions d’application.

1°) En premier lieu, cela concerne les phonogrammes.

Petit point définition : Qu’est-ce qu’un phonogramme ?

Le Code de la propriété intellectuelle, à l’article L213-1, définit la notion à travers celui du producteur :

Le producteur de phonogrammes est la personne, physique ou morale, qui a l’initiative et la responsabilité de la première fixation d’une séquence de son.

La convention de Rome du 26 octobre 1961 (intitulé : convention internationale sur la protection des artistes-interprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion) définit, dans son article 3b, le phonogramme comme :

Toute fixation exclusivement sonore des sons provenant d’une exécution ou d’autres sons.

Enfin, le traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes (dit, WPPT) du 20 décembre 1996 définit les phonogrammes à l’article 2b comme étant :

La fixation des sons provenant d’une interprétation ou exécution ou d’autres sons, ou d’une représentation de sons autre que sous la forme d’une fixation incorporée dans une œuvre cinématographique ou une autre œuvre audiovisuelle.

2°) En second lieu, l’utilisation de ces phonogrammes doivent être « publiés à des fins de commerce ».

En l’espèce, il a suffi de constater que les phonogrammes ont servi à animer les magasins pour que la cour d’appel, confirmé par la Cour de cassation, juge que l’utilisation de ceux-ci a bien été faite à des fins de commerce.

III- Les implications pratiques concernant les artistes qui voient la publication de leurs phonogrammes utilisés à des fins de commerce

Si le droit à rémunération est obligatoire :

L’article L214-1 du Code de la propriété intellectuelle (…) prévoit en contrepartie le versement d’une rémunération au profit des artistes-interprètes et des producteurs sans poser aucune autre condition et en aucun cas celle d’être “membres” d’une société de gestion collective.

L’artiste devra néanmoins effectuer des démarches afin de percevoir son dû :

Il n’est exigé aucune adhésion [à la société de gestion collective], mais seulement la justification par l’artiste de sa qualité lui permettant de prétendre à une rémunération.

IV- Qu’en est-il de la question préjudicielle qui ne sera pas transmise à la CJUE

Les requérants avaient soumis deux questions préjudicielles.

Question 1 :

« les articles 8§2 et/ou 10§ 2 et 3 de la Directive 2006/115 s’opposent-ils à une disposition nationale d’un État membre tel que l’article L 214-5 CPI en ce qu’il prévoit le principe d’une collecte obligatoire et systématique par une société de gestion collective de la rémunération équitable même pour les artistes-interprètes et/ou producteurs qui ne sont pas membres de cette société de gestion collective ? ».

À cette question, la cour d’appel (confirmée par la Cour de cassation) répond qu’il n’y a pas lieu d’interroger la CJUE sur l’interprétation d’une disposition qui n’existe pas dans la directive. Ni de demander au juge européen s’il y a lieu d’ajouter de nouvelles obligations ou interdictions aux États membres non prévues par la directive. En effet, pour cette dernière, si le législateur européen avait souhaité que la gestion collective de la rémunération aurait été obligatoire, il l’aurait explicitement prévu dans la directive 2006/115.

La cour appuie son argumentation en prenant exemple sur l’article 9 de la directive 93/83 relative à la coordination de certaines règles du droit d’auteur applicables à la radiodiffusion par satellite et à la retransmission par câble :

Les États membres veillent à ce que le droit des titulaires de droits d’auteur et de droits voisins d’accorder ou de refuser l’autorisation à un câblo-distributeur pour la retransmission par câble d’une émission ne puisse être exercé que par une société de gestion collective.

De plus, pour la cour, l’article 5, 4° de la directive susmentionnée qui dispose que… :

Les États membres peuvent réglementer la question de savoir si, et dans quelle mesure, la gestion par les sociétés de gestion collective du droit d’obtenir une rémunération équitable peut être imposée, ainsi que celle de savoir auprès de qui cette rémunération peut être réclamée ou perçue.

…Vient confirmer que la gestion collective obligatoire est compatible avec les « objectifs de la directive ».

À l’appui de cela, la cour cite les considérants 2 et 12 insérés dans la directive 2014/26.

L’extrait du considérant 2 cité par la cour est le suivant :

Il appartient normalement au titulaire de droits de choisir entre la gestion individuelle ou collective de ses droits à moins que les États membres n’en disposent autrement conformément au droit de l’Union.

Quant au considérant 12 :

La présente directive (…) n’interfère pas avec les dispositifs relatifs à la gestion des droits dans les États membres tels que (…) la gestion collective obligatoire.

Question 2 :

« les articles 8§2 et/ou 10§3 de la Directive 2005/115 s’opposent-ils à une disposition nationale telle que l’article L 214-5 CPI ayant comme conséquences que les artistes-interprètes et les producteurs concernés qui ne sont pas membres des sociétés de gestion collective visées, mais dont le phonogramme, publié à des fins commerciales, ou une reproduction de ce phonogramme, est utilisé pour une radiodiffusion par le moyen des ondes radioélectriques ou pour une communication quelconque au public, ne reçoivent pas de rémunération équitable car ne se voient pas redistribuer la rémunération pourtant prélevée de manière systématique et obligatoire aux utilisateurs ? ».

La cour d’appel répond à cette question, comme on l’a vu plus haut, que les dispositions du règlement et du pacte social de l’ADAMI (société civile pour l’administration des droits des artistes et musiciens-interprètes) n’exigent aucune adhésion, mais seulement la justification par l’artiste de sa qualité lui permettant de prétendre à une rémunération.

La cour se contente de dire que la rémunération est de droit (sur justification). Et s’il existait une discrimination (avérée), il appartiendra à l’intéressé de saisir le juge national sur cette question.

1 : Tribunal de grande instance de Paris, 18 novembre 2016, 3 chambre 2 section, RG n°14/03917

2: Cour d’appel de Paris, 6 avril 2018, 17/01312

3 : Cass., 1ere ch. Civ., 11 déc. 2019, 18-21-211