Au sommaire :
Références
Organe décisionnel : Cour (CinquiÚme Section)
Type de document : ArrĂȘt (au principal et satisfaction Ă©quitable)
Titre : AFFAIRE SASSI ET BENCHELLALI c. FRANCE
RequĂȘte(s) : 10917/15 & 10941/15
Conclusion(s) : Non-violation de l’article 6 – Droit Ă un procĂšs Ă©quitable (Article 6 – ProcĂ©dure pĂ©nale / Article 6-1 – Accusation en matiĂšre pĂ©nale / ProcĂšs Ă©quitable)
Mots-clés : (Art. 6) Droit à un procÚs équitable / (Art. 6) Procédure pénale / (Art. 6-1) Accusation en matiÚre pénale / (Art. 6-1) ProcÚs équitable
ECLI : ECLI:CE:ECHR:2021:1125JUD001091715
En-tĂȘte
Cet arrĂȘt deviendra dĂ©finitif dans les conditions dĂ©finies Ă lâarticle 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En lâaffaire Sassi et Benchellali c. France,
La Cour europĂ©enne des droits de lâhomme (cinquiĂšme section), siĂ©geant en une Chambre composĂ©e de :
SĂofra OâLeary, prĂ©sidente,
MÄrtiĆĆĄ Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Jovan Ilievski,
Lado Chanturia,
Arnfinn BĂ„rdsen,
Mattias Guyomar, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
– Les requĂȘtes (nos 10917/15 et 10941/15) dirigĂ©es contre la RĂ©publique française et dont deux ressortissants de cet Ătat, MM. Nizar Sassi et Mourad Benchellali (« les requĂ©rants ») ont saisi la Cour en vertu de lâarticle 34 de la Convention de sauvegarde des droits de lâhomme et des libertĂ©s fondamentales (« la Convention ») le 27 fĂ©vrier 2015,
-La dĂ©cision de porter Ă la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») les griefs concernant lâarticle 6 de la Convention et de dĂ©clarer les requĂȘtes irrecevables pour le surplus,
-Les observations des parties,
AprÚs en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 octobre 2021,
Rend lâarrĂȘt que voici, adoptĂ© Ă cette date :
INTRODUCTION
1. Les prĂ©sentes requĂȘtes concernent lâĂ©quitĂ© de la procĂ©dure pĂ©nale diligentĂ©e contre les requĂ©rants, anciens dĂ©tenus sur la base amĂ©ricaine de GuantĂĄnamo, du fait de lâutilisation de dĂ©clarations effectuĂ©es au cours de cette dĂ©tention dans cette derniĂšre et qui auraient Ă©tĂ© obtenues en violation des exigences de lâarticle 6 de la Convention.
EN FAIT
2. Les requérants, nés respectivement en 1979 et 1981, résident à Saint Fons et à Vénissieux. Ils sont représentés par Me W. Bourdon, avocat à Paris.
3. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministĂšre de lâEurope et des Affaires Ă©trangĂšres.
4. Les faits de lâespĂšce, tels quâexposĂ©s par les parties, se prĂ©sentent de la maniĂšre suivante.
LA DĂTENTION DES REQUĂRANTS Ă GUANTĂNAMO ET LâOUVERTURE DâUNE ENQUĂTE PRĂLIMINAIRE EN FRANCE
5. Dans les annĂ©es 2000, lâAfghanistan connut une guerre civile opposant les forces du commandant Massoud, chef de la coalition du Nord, et les talibans, qui contrĂŽlaient la majoritĂ© du territoire afghan. Ă la mĂȘme Ă©poque, lâorganisation terroriste Al-QaĂŻda, fondĂ©e par Oussama Ben Laden, organisait le recrutement et la formation de volontaires europĂ©ens, destinĂ©s Ă combattre aux cĂŽtĂ©s des talibans ou Ă repartir vers leur pays dâorigine en vue de participer Ă des opĂ©rations Ă visĂ©e terroriste. EntrĂ©s en Afghanistan par lâintermĂ©diaire de ce rĂ©seau, en empruntant une filiĂšre organisĂ©e existant depuis au moins 1998, les requĂ©rants tentĂšrent de fuir lâAfghanistan aprĂšs les attentats du 11 septembre 2001. Alors quâils se trouvaient Ă la frontiĂšre pakistano-afghane, ils furent arrĂȘtĂ©s par les autoritĂ©s pakistanaises, qui les livrĂšrent aux forces armĂ©es amĂ©ricaines. Transitant dâabord par une prison amĂ©ricaine au Pakistan, les requĂ©rants furent ensuite transfĂ©rĂ©s, en janvier 2002, au camp de GuantĂĄnamo, base amĂ©ricaine situĂ©e au sud-est de lâĂźle de Cuba.
6. Dans deux notes des 22 et 25 janvier 2002 (documents dĂ©classifiĂ©s au cours de la procĂ©dure devant le tribunal correctionnel de Paris), la Direction de la surveillance du territoire (DST) rapporta que la Central Intelligence Agency (CIA) lâavait informĂ©e que six individus, dont les requĂ©rants, membres probables dâAl-QaĂŻda et dĂ©tenus par leurs services, avaient revendiquĂ© la nationalitĂ© française. Les notes indiquaient que le premier requĂ©rant, M. Nizar Sassi, nâĂ©tait pas connu, Ă la diffĂ©rence du frĂšre du second requĂ©rant, M Mourad Benchellali, qui Ă©tait en lien avec une filiĂšre de recrutement de combattants islamistes destinĂ©s Ă partir en TchĂ©tchĂ©nie. Elles prĂ©cisaient en outre que le second requĂ©rant, fils de lâimam de la mosquĂ©e de VĂ©nissieux, animant avec ses deux autres fils « une filiĂšre de recrutement et de soutien logistique aux combattants islamistes en TchĂ©tchĂ©nie », Ă©tait connu « comme la plupart des membres de sa famille, en qualitĂ© dâislamiste radical ». Il y Ă©tait enfin mentionnĂ© que les deux requĂ©rants Ă©taient en relation et quâil Ă©tait probable quâils soient partis ensemble en Afghanistan au printemps 2001. Au vu de ces informations, les autoritĂ©s françaises demandĂšrent Ă effectuer une mission sur place, afin de confirmer lâidentitĂ© des intĂ©ressĂ©s. Dans cette perspective, le ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres mit en place une « mission tripartite », composĂ©e dâun reprĂ©sentant de ce ministĂšre, dâun reprĂ©sentant de la Direction gĂ©nĂ©rale de la sĂ©curitĂ© extĂ©rieure (DGSE) et dâun reprĂ©sentant de la DST (unitĂ© renseignement, voir sur ce point infra §§ 61-63).
7. Une premiĂšre « mission tripartite » se rendit sur la base de GuantĂĄnamo du 26 au 29 janvier 2002. Cette mission permit dâidentifier les personnes dĂ©tenues et de sâassurer de leur Ă©tat de santĂ©. Ses membres y rencontrĂšrent le second requĂ©rant, M. Mourad Benchellali, et obtinrent confirmation des informations dĂ©jĂ en possession des services français. Le 31 janvier 2002, les parents du second requĂ©rant furent informĂ©s de la dĂ©tention de leur fils sur la base de GuantĂĄnamo par le ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres. De nouvelles notes furent rĂ©digĂ©es par la DST (unitĂ© renseignement) Ă la suite de cette mission.
8. Le 19 fĂ©vrier 2002, les autoritĂ©s françaises furent informĂ©es de lâarrivĂ©e sur la base de GuantĂĄnamo du premier requĂ©rant, M. Nizar Sassi.
9. Le 20 fĂ©vrier 2002, le ministĂšre de la Justice adressa une note au procureur gĂ©nĂ©ral de la Cour dâappel de Paris et au procureur de la RĂ©publique du tribunal de grande instance (TGI) de Paris mentionnant lâarrestation, par les autoritĂ©s amĂ©ricaines, de six ressortissants français, parmi lesquels se trouvaient les requĂ©rants, dĂ©tenus sur la base militaire de GuantĂĄnamo et suspectĂ©s dâappartenir Ă lâorganisation terroriste Al-QaĂŻda.
10. Le 26 fĂ©vrier 2002, une enquĂȘte prĂ©liminaire fut ouverte par le procureur de la RĂ©publique prĂšs le TGI de Paris et confiĂ©e Ă la DST (unitĂ© judiciaire, voir sur ce point infra §§ 61-63), qui fut chargĂ©e, dans ce cadre, « de faire parvenir […] toutes informations en [sa] possession sur lâimplication [des requĂ©rants] dans les rĂ©seaux islamistes intĂ©gristes radicaux en prĂ©cisant, le cas Ă©chĂ©ant, tout cadre juridique dĂ©coulant de [ses] saisines qui permettrait dâores et dĂ©jĂ de donner une suite judiciaire Ă ces informations ».
11. Le 22 mars 2002, la DST (unitĂ© judiciaire) transmit au parquet un document intitulĂ© « Informations concernant les individus se prĂ©tendant de nationalitĂ© française, dĂ©tenus au camp de GuantĂĄnamo ». Cette note, qui ne contenait que des renseignements provenant des archives de la DST, comportait des prĂ©cisions sur le pĂšre du second requĂ©rant, indiquant notamment quâil avait Ă©tĂ© titulaire dâun passeport falsifiĂ© saisi par les autoritĂ©s nĂ©erlandaises Ă lâaĂ©roport dâAmsterdam en septembre 2001.
12. En mars 2002, les avocats mandatĂ©s par les familles des requĂ©rants Ă©crivirent au ministre des Affaires Ă©trangĂšres et Ă lâambassadeur des Ătats-Unis en France pour obtenir des informations sur leur sort, leur situation juridique, et pour solliciter une rencontre avec eux.
13. Une deuxiĂšme « mission tripartite » se rendit sur la base amĂ©ricaine de GuantĂĄnamo du 26 au 31 mars 2002, afin de rencontrer les requĂ©rants et dâobtenir des informations complĂ©mentaires Ă propos du second dâentre eux.
14. Le 2 avril 2002, le parquet prĂ©senta une demande dâentraide judiciaire en matiĂšre pĂ©nale auprĂšs des autoritĂ©s amĂ©ricaines, indiquant que les requĂ©rants, ainsi que trois autres personnes, Ă©taient connus des services spĂ©cialisĂ©s pour leur implication ou leur proximitĂ© avec des rĂ©seaux islamistes ayant opĂ©rĂ© sur le territoire national. Lâobjet de cette demande Ă©tait de « dĂ©terminer les Ă©lĂ©ments qui permett[aient] de matĂ©rialiser lâassociation de malfaiteurs dont la prĂ©paration Ă©tait en partie rĂ©alisĂ©e par lâinstruction donnĂ©e dans les camps dâAl-QaĂŻda Ă ces individus et en particulier Ă ceux dĂ©tenus Ă GuantĂĄnamo (…), pour le maniement des armes et des explosifs et lâusage de matĂ©riels et de techniques sophistiquĂ©s Ă cette fin ». Le parquet prĂ©cisa en outre quâil entendait rechercher tous Ă©lĂ©ments utiles pour connaĂźtre et apprĂ©cier les circonstances du dĂ©part et du trajet de ces individus Ă partir du sol français, les sollicitations, les appuis et les directives dont ils avaient pu ĂȘtre destinataires avant la formation reçue dans les camps. Le ministĂšre de la justice amĂ©ricain renvoya la demande dâentraide internationale le 28 novembre 2002, sans y avoir donnĂ© suite.
15. Le 5 avril 2002, la DST (unitĂ© renseignement) Ă©tablit deux nouvelles notes : lâune faisant la synthĂšse des informations recueillies lors de la visite effectuĂ©e du 26 au 29 janvier 2002 et un compte-rendu, autrement appelĂ© « dĂ©briefing », de lâaudition du second requĂ©rant, lâautre rendant compte du « dĂ©briefing » du premier requĂ©rant. Ces documents dĂ©crivaient notamment la filiĂšre de dĂ©part des requĂ©rants pour lâAfghanistan, leur passage par Londres, leurs contacts et les activitĂ©s dans un camp de Kandahar. Une note de la sous-direction de la sĂ©curitĂ© et de la protection des personnes du ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres du 18 avril 2002 indiqua que « les deux missions françaises qui sâĂ©taient rendues Ă GuantĂĄnamo nâavaient […] reçu aucun mandat judiciaire ».
16. Le 19 avril 2002, les familles et les conseils des requĂ©rants furent reçus Ă la direction des Français Ă lâĂ©tranger du ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres aux fins dâĂ©changer sur la situation des intĂ©ressĂ©s et lâavancĂ©e des nĂ©gociations avec les autoritĂ©s amĂ©ricaines. Il leur fut prĂ©cisĂ© que les charges retenues contre ces derniers par les autoritĂ©s amĂ©ricaines ne leur avaient pas Ă©tĂ© notifiĂ©es, que la juridiction saisie pour les juger demeurait inconnue et quâils ne pouvaient recevoir de visite ni de leurs familles ni de leurs conseils. Lâadministration souligna, Ă cette occasion, la nĂ©cessitĂ© pour la justice française de disposer dâĂ©lĂ©ments fournis par les autoritĂ©s amĂ©ricaines pour pouvoir engager des poursuites contre les requĂ©rants et prĂ©cisa que les deux premiĂšres « missions tripartites » sâĂ©tant rendues Ă GuantĂĄnamo nâavaient reçu aucun mandat judiciaire. Le 22 avril 2002, un tĂ©lĂ©gramme du ministĂšre des affaires Ă©trangĂšres mentionna que les requĂ©rants Ă©taient interrogĂ©s par les autoritĂ©s amĂ©ricaines pour connaĂźtre leur degrĂ© dâimplication dans les rĂ©seaux terroristes islamistes et prĂ©cisa quâils nâĂ©taient pas « formellement inculpĂ©s », ajoutant quâil Ă©tait nĂ©cessaire de prendre une initiative afin quâils puissent ĂȘtre jugĂ©s en France.
17. Le 26 septembre 2002, la DST(unitĂ© judiciaire) adressa un compte-rendu dâenquĂȘte prĂ©liminaire au parquet de Paris, qui contenait des informations rĂ©sultant principalement de recoupements avec dâautres procĂ©dures pĂ©nales, en cours ou achevĂ©es, voire pour certaines dĂ©jĂ jugĂ©es : « le soutien au Groupe islamique armĂ© (GIA) dans lâaffaire dite  » Chalabi  » ; les  » filiĂšres afghanes  » ; le soutien au rĂ©seau GIA/GSPC dâOmar SaĂŻki ; la tentative dâassassinat de Strasbourg ; Oaassani Cherifi ; le soutien au commando ayant assassinĂ© le commandant Massoud et la tentative dâattentat contre lâambassade des Etats-Unis Ă Paris ». Aux termes de ce document, les requĂ©rants avaient suivi un parcours commun « en ce qui concerne leur engagement en France pour la cause islamiste, leur acheminement en Afghanistan, leur prise en charge dans ce pays et leur parcours de moudjahidin » et avaient Ă©tĂ© introduits au sein dâAl-QaĂŻda par lâintermĂ©diaire dâun frĂšre de M. Mourad Benchellali, M., qui leur avait fourni les passeports nĂ©cessaires pour se rendre en Afghanistan, via un transit par le Royaume-Uni, sous une fausse identitĂ©. M. Ă©tait connu des services de renseignement dans le cadre dâune enquĂȘte relative Ă un groupe dâanciens volontaires en Afghanistan revenus en Europe et planifiant un attentat Ă Strasbourg. Le compte-rendu prĂ©cisait quâĂ ce stade de lâenquĂȘte, les six individus concernĂ©s, dont les requĂ©rants, avaient Ă©tĂ© en contact direct ou indirect avec des individus impliquĂ©s au total dans sept enquĂȘtes diffĂ©rentes liĂ©es au terrorisme, en cours dâinstruction ou dĂ©jĂ instruites. Il indiquait quâ« il appar[aissait] clairement que les six dĂ©tenus [avaient] bĂ©nĂ©ficiĂ© pour leur sĂ©jour en Afghanistan de structures existantes depuis au moins 1994, lesquelles [avaient] fait preuve de leur efficacitĂ© au sein de groupes islamistes ayant dĂ©jĂ agi sur le territoire national ou comptant le faire » et quâ« en outre, de par leur cursus, ils [avaient] Ă©tĂ© en contact en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne ou en Afghanistan, avec des frĂšres dâarmes impliquĂ©s dans des enquĂȘtes en cours ou achevĂ©es ». Ce compte-rendu ajoutait que « dans cette optique, il [Ă©tait] lĂ©gitime de sâinterroger sur le rĂŽle que devaient jouer [les dĂ©tenus] dĂšs leur retour en France afin de pouvoir Ă©valuer leur degrĂ© dâimplication dans la prĂ©paration dâactions violentes ». En conclusion, il apparaissait nĂ©cessaire de mener des investigations complĂ©mentaires dans un cadre juridique plus coercitif, afin de dĂ©terminer la rĂ©elle motivation des requĂ©rants dans leur engagement pour le djihad, notamment pour le cas oĂč celle-ci aurait pu conduire Ă la prĂ©paration dâactes terroristes.
18. Le 5 novembre 2002, le procureur de la RĂ©publique ouvrit une information judiciaire pour des faits dâassociation de malfaiteurs en vue de prĂ©parer des actes de terrorisme. Il se fonda sur le compte-rendu de la DST (unitĂ© judiciaire) du 26 septembre 2002, ainsi que sur un signalement effectuĂ© le 8 fĂ©vrier 2002 par le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) mettant en cause le premier requĂ©rant dans le cadre dâun Ă©ventuel blanchiment dâargent dâun montant de 228,67 euros (EUR) au moyen dâun mandat postal. Le 2 janvier 2003, les deux juges dâinstruction dĂ©signĂ©s dĂ©livrĂšrent une commission rogatoire aux agents de la DST (unitĂ© judiciaire), aux fins dâ« une enquĂȘte dâensemble aux fins de caractĂ©riser des Ă©ventuels faits dâassociation de malfaiteurs en vue de prĂ©parer des actes de terrorisme et de dĂ©terminer la nature exacte des activitĂ©s notamment en France dans le cadre de leur engagement pour le djihad des [requĂ©rants] ».
19. Le 6 juin 2003, les familles des requérants et leurs avocats furent à nouveau reçus au ministÚre des Affaires étrangÚres pour faire un point de situation.
20. Le 17 novembre 2003, la direction des français de lâĂ©tranger adressa une note au cabinet du ministre des affaires Ă©trangĂšres pour rappeler que les autoritĂ©s amĂ©ricaines ne considĂ©raient pas les dĂ©tenus de GuantĂĄnamo comme prisonniers de guerre ou dĂ©tenus de droit commun et que, dĂšs lors, elles ne transmettaient aucune prĂ©cision sur la durĂ©e des investigations amĂ©ricaines, sur les charges pesant sur les intĂ©ressĂ©s et les perspectives de jugement. Il y Ă©tait Ă©galement prĂ©cisĂ© que les autoritĂ©s amĂ©ricaines refusant de reconnaĂźtre le bĂ©nĂ©fice de la protection consulaire aux personnes dĂ©tenues Ă GuantĂĄnamo, ni les visites consulaires des autoritĂ©s françaises ni les visites des membres de leur famille et de leurs avocats nâĂ©taient envisageables. La note concluait en ce sens : « nous allons Ă©voquer avec lâadministration amĂ©ricaine la possibilitĂ© dâeffectuer une nouvelle mission Ă Guantanamo en veillant Ă ne pas la prĂ©senter comme consulaire. Lâangle de lâassistance judiciaire pourrait ĂȘtre envisagĂ© ».
21. Le 2 dĂ©cembre 2003, les familles des requĂ©rants et leurs avocats furent Ă nouveau reçus par le directeur des Français Ă lâĂ©tranger, qui les informa de la demande dâune nouvelle mission Ă GuantĂĄnamo, visant les mĂȘmes objectifs que les deux prĂ©cĂ©dentes, Ă savoir le « respect de toutes les garanties reconnues par le droit international et [du] droit Ă un procĂšs juste et Ă©quitable ». Lâadministration accepta de relayer la demande des avocats de se rendre sur place.
22. Du 17 au 24 janvier 2004, une troisiÚme mission tripartite fut menée sur la base de Guantånamo, avec pour objectif, concernant les six français détenus, de :
« – leur tĂ©moigner lâattention que portent les autoritĂ©s françaises Ă leur situation ;
– [manifester] notre volontĂ© que soit mis un terme Ă une situation de non-droit, quâils puissent bĂ©nĂ©ficier de toutes les garanties reconnues par le droit international et dâun procĂšs juste et Ă©quitable ;
– recueillir les tĂ©moignages, qui ont une valeur importante et peuvent contribuer Ă clarifier leurs situations vis-Ă -vis des autoritĂ©s amĂ©ricaines et françaises. »
23. Deux nouvelles notes de la DST (unitĂ© renseignement) furent rĂ©digĂ©es en avril 2004. IntitulĂ©es « Nouvelle Ă©valuation de la situation des dĂ©tenus français de GuantĂĄnamo Ă lâissue dâune troisiĂšme mission effectuĂ©e sur les lieux » et « Compte rendu de mission Ă GuantĂĄnamo – 17 au 24 janvier 2004 ». Elles comportaient le compte-rendu des « dĂ©briefings » des deux requĂ©rants. La premiĂšre souligna que lâavenir judiciaire des requĂ©rants en France dĂ©pendrait dâun examen au cas par cas par les magistrats instructeurs, prĂ©cisant quâ« ils pourraient ĂȘtre mis en garde Ă vue 4 jours au maximum sâils venaient Ă ĂȘtre renvoyĂ©s en France mais [que] leur mise en examen et leur incarcĂ©ration nâapparaissent pas assurĂ©es ». La note poursuivait en ces termes : « En effet, au stade actuel de nos connaissances, ils ne sont liĂ©s Ă aucune activitĂ© en France pouvant ĂȘtre poursuivie. Leurs auditions permettront au demeurant de complĂ©ter certains dossiers en cours comme lâindique lâĂ©tat de leurs relations telles quâils les ont dĂ©crites ».
24. Le 12 fĂ©vrier 2004, la direction des Français Ă lâĂ©tranger reçut les avocats des requĂ©rants pour leur prĂ©senter le rĂ©sultat de cette troisiĂšme mission.
25. ParallĂšlement, des nĂ©gociations diplomatiques furent menĂ©es afin dâobtenir le retour en France des requĂ©rants.
LE DĂROULEMENT DE LA PROCĂDURE PĂNALE APRĂS LE RETOUR DES REQUĂRANTS EN FRANCE
26. Le 27 juillet 2004, les autoritĂ©s amĂ©ricaines autorisĂšrent le rapatriement en France des requĂ©rants. Ă leur arrivĂ©e sur le territoire français, ils furent interpellĂ©s par la DST (unitĂ© judiciaire) et placĂ©s en garde Ă vue. InterrogĂ©s individuellement Ă treize reprises, ils sâexpliquĂšrent longuement sur lâensemble des faits qui leur Ă©taient reprochĂ©s, fournissant de nombreux dĂ©tails sur leur dĂ©roulement, les personnes avec lesquelles ils avaient Ă©tĂ© en contact, leurs relations, ainsi que sur leurs motivations.
27. Le premier requĂ©rant expliqua notamment ĂȘtre parti en Afghanistan sous lâinfluence du frĂšre du second requĂ©rant, M., qui lui avait remis un passeport volĂ© Ă un habitant du quartier et falsifiĂ©. Il raconta leur dĂ©part, leur passage Ă Londres et leur acheminement jusquâen Afghanistan via le Pakistan, ainsi que le sĂ©jour dans un camp dâentraĂźnement. Il prĂ©cisa dâabord sâĂȘtre fait passer pour un homme cherchant Ă faire le djihad en raison du contexte religieux, mais quâil nâavait intĂ©grĂ© ce rĂ©seau que par passion pour les armes. Il reconnut ensuite avoir Ă©galement eu lâintention de suivre une formation militaire complĂšte, afin dâĂȘtre en mesure de dĂ©fendre sa famille ou ses convictions religieuses si elles Ă©taient menacĂ©es.
28. Le second requĂ©rant expliqua dĂšs le dĂ©but de sa garde Ă vue quâil Ă©tait disposĂ© Ă rĂ©pondre aux questions et Ă dire la vĂ©ritĂ©. Il indiqua avoir commencĂ© Ă exercer plus assidĂ»ment la pratique de la religion Ă partir de mars 2001, sous lâinfluence de sa famille, notamment dans la mosquĂ©e oĂč son pĂšre officiait. Son frĂšre, M., lui avait fait part de son expĂ©rience en Afghanistan de 1999 Ă 2000 et lâavait incitĂ© Ă suivre la mĂȘme voie que lui. Pour ce faire, M. lâavait mis en contact avec la filiĂšre chargĂ©e de lâacheminer jusquâen Afghanistan depuis lâAngleterre via le Pakistan, en lui fournissant un passeport falsifiĂ©. Il dĂ©tailla son parcours, accompagnĂ© du premier requĂ©rant, ainsi que lâentraĂźnement dans le mĂȘme camp, au sein duquel Ă©tait prĂŽnĂ© le djihad et oĂč il avait assistĂ© Ă la visite dâOussama Ben Laden. Sâagissant de sa motivation principale, il Ă©voqua successivement le maniement des armes, puis lâapprentissage de lâarabe et de la religion et, enfin, le plaisir dâutiliser des armes Ă feu. Favorable Ă la charia, comme tout musulman selon lui, il dĂ©clara concevoir lâĂtat islamique comme un idĂ©al qui ne devait pas ĂȘtre rĂ©alisĂ© par la force, bien quâil eĂ»t conscience dâĂȘtre parti en tant que soldat du djihad.
29. Le 31 juillet 2004, les requĂ©rants furent mis en examen des chefs de dĂ©tention et usage de faux documents administratifs en relation avec une entreprise terroriste et association de malfaiteurs en vue de la prĂ©paration dâactes de terrorisme, et immĂ©diatement placĂ©s sous mandat de dĂ©pĂŽt.
30. Au cours de lâinformation judiciaire, les requĂ©rants furent interrogĂ©s respectivement Ă dix et huit reprises par le juge dâinstruction, en prĂ©sence de leurs avocats. Lors de sa premiĂšre comparution, en prĂ©sence de ses deux avocats, le premier requĂ©rant dĂ©clara confirmer lâensemble de ses dĂ©clarations enregistrĂ©es au cours de sa garde Ă vue. Par la suite, il revint sur certaines dâentre elles, affirmant que seul lâattrait des armes avait motivĂ© son choix, niant toute part de lâidĂ©ologie politique dans celui-ci et prĂ©cisant nâĂȘtre devenu pratiquant quâune fois dĂ©tenu sur la base de GuantĂĄnamo. Le second requĂ©rant modifia Ă©galement en partie ses dĂ©clarations faites en garde Ă vue. Tout en reconnaissant que la filiĂšre empruntĂ©e pour se rendre en Afghanistan Ă©tait manifestement organisĂ©e et illĂ©gale, il indiqua ne plus reconnaĂźtre leur contact Ă Londres, ne plus se rappeler de leur interlocuteur au Pakistan et, sâagissant de ses motivations, quâil nâavait pas eu lâintention dâaller suivre un entraĂźnement au combat, mais seulement de faire un sĂ©jour dans un pays islamique idĂ©al aux yeux de son frĂšre.
31. Le 23 septembre 2004, les conseils des requĂ©rants demandĂšrent au juge dâinstruction de requĂ©rir la production, par la DST, de tous les supports Ă©crits, audiovisuels et sonores des auditions effectuĂ©es sur la base de GuantĂĄnamo, de lâensemble des notes et rapports dressĂ©s Ă cette occasion, ainsi que la transmission des noms des agents ayant procĂ©dĂ© Ă ces auditions. Ils demandĂšrent Ă©galement lâaudition de deux fonctionnaires de la DST ayant participĂ© Ă lâenquĂȘte judiciaire.
32. Par des ordonnances du 22 octobre 2004, le magistrat instructeur décida de ne pas faire droit à ces demandes, pour les motifs suivants :
« (…) lâexamen de cette demande permet de constater que lâensemble des actes dont lâexĂ©cution est sollicitĂ©e, ne relĂšve en rien dâinvestigations susceptibles de mieux prĂ©ciser les activitĂ©s et parcours [des requĂ©rants], et donc dâĂ©clairer [leur] Ă©ventuel degrĂ© dâimplication dans les faits qui [leur] sont reprochĂ©s, ou dâobtenir des Ă©lĂ©ments, Ă dĂ©charge utiles Ă lâexercice des droits de la dĂ©fense ;
Quâen effet, les actes, visĂ©s dans cette demande ont pour seule finalitĂ© dâobtenir des Ă©lĂ©ments sur le dĂ©roulement et le contenu des  » auditions  » dont lâexistence mĂȘme est fondĂ©e sur des coupures de presse ou sur les dĂ©clarations de mis en examen, qui auraient Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es, hors de tout contexte judiciaire, sur la base de Guantanamo, sans quâil soit prĂ©cisĂ©, en quoi ces Ă©lĂ©ments pourraient avoir un quelconque intĂ©rĂȘt tant pour la manifestation de la vĂ©ritĂ©, que pour lâexercice des droits de la dĂ©fense ;
Que pour appuyer cette demande, il est avancĂ© que des Ă©lĂ©ments, provenant de ces  » auditions  » auraient Ă©tĂ© utilisĂ©s dans lâenquĂȘte judiciaire ;
Que la dĂ©fense fonde cette affirmation sur lâexamen de certaines piĂšces figurant dans lâenquĂȘte prĂ©liminaire ;
Quâil apparaĂźt cependant Ă la lecture desdites piĂšces que leur contenu nâa, de maniĂšre manifeste, aucun rapport avec lâobtention de renseignements provenant dâun quelconque  » auditions  » ;
Quâil convient de rappeler en premier lieu que, contrairement aux affirmations contenues dans la demande, lâenquĂȘte prĂ©liminaire (…) nâa permis dâobtenir que quelques indications, par ailleurs limitĂ©es, sur les conditions dâacheminement en Afghanistan [des requĂ©rants] (…) ;
Que surtout, dĂšs lâenquĂȘte prĂ©liminaire, puis sur commission rogatoire, et avant mĂȘme lâarrivĂ©e sur le sol français [des requĂ©rants] et des autres mis en examen, des Ă©lĂ©ments complĂ©mentaires, sur le parcours et les activitĂ©s de ces individus Ă©taient obtenus sur la base dâautres procĂ©dures en cours ou dĂ©jĂ clĂŽturĂ©es (…) ;
Que par ailleurs, si ces premiers Ă©lĂ©ments dâenquĂȘte visaient bien des faits dâassociation de malfaiteurs Ă caractĂšre terroriste tels que dĂ©finis par la loi, ils ne pouvaient ĂȘtre caractĂ©risĂ©s que par lâaudition en garde-Ă -vue [des requĂ©rants], permettant, compte-tenu des Ă©lĂ©ments dĂ©jĂ rĂ©unis, de dĂ©terminer [leur] implication Ă©ventuelle dans un rĂ©seau terroriste, notamment en confrontant les Ă©lĂ©ments fournis par [leurs] soins avec lâensemble des informations et rĂ©sultats dâinvestigations menĂ©es dans le cadre des enquĂȘtes relatives Ă ces rĂ©seaux terroristes ;
Que seules ces auditions et leur confrontation Ă lâensemble de ces Ă©lĂ©ments dâenquĂȘte Ă©taient de nature Ă dĂ©terminer lâexistence dâindices graves ou concordant du dĂ©lit dâassociation de malfaiteurs en vue de prĂ©parer des actes de terrorisme Ă lâencontre [des requĂ©rants] ; (…)
Que câest dans ces conditions, aprĂšs rĂ©alisation des auditions de garde Ă vue [des requĂ©rants] et aprĂšs avoir confrontĂ© les Ă©lĂ©ments ainsi recueillis Ă ceux obtenus tant lors des auditions des autres gardĂ©s Ă vue de la mĂȘme procĂ©dure, que sur la base des investigations rĂ©alisĂ©es dans la prĂ©sente procĂ©dure, mais aussi dans des procĂ©dures distinctes, aprĂšs collation desdits Ă©lĂ©ments et versement des piĂšces de procĂ©dure correspondantes, que pouvaient ĂȘtre Ă©tablies les modalitĂ©s selon lesquelles [les requĂ©rants] avai[ent] Ă©tĂ© acheminĂ©[s] depuis la France jusque dans la zone pakistano-afghane (…) ; (…)
Quâil en Ă©tait de mĂȘme sâagissant du parcours [des requĂ©rants] en Afghanistan et notamment de la formation para-militaire dont il[s] devai[ent] bĂ©nĂ©ficier dans des camps (…) ; (…)
Que lâensemble de ces Ă©lĂ©ments doit ĂȘtre rapportĂ© Ă la dĂ©marche initiĂ©e par le recruteur [des requĂ©rants, le frĂšre du second requĂ©rant], actuellement poursuivi dans le cadre dâune procĂ©dure Ă caractĂšre terroriste distincte (…) ; (…)
Quâil en est ainsi largement dĂ©montrĂ© que les charges retenues Ă lâencontre [des] mis en examen rĂ©sultent exclusivement dâĂ©lĂ©ments dâenquĂȘte relevant tant des dĂ©clarations des gardĂ©s Ă vue eux-mĂȘmes, notamment [des requĂ©rants], que dâinvestigations effectuĂ©es dans la prĂ©sente procĂ©dure ou Ă lâoccasion de procĂ©dures distinctes mais visant des rĂ©seaux islamistes en lien avec chacun des mis en examen ;
Quâil est dâailleurs rĂ©vĂ©lateur de constater quâĂ aucun moment, la dĂ©fense, tout en analysant en dĂ©tail le contenu de plusieurs piĂšces de procĂ©dure figurant dans lâenquĂȘte prĂ©liminaire (…), ne vise le moindre Ă©lĂ©ment prĂ©cis contenu dans les procĂšs-verbaux dâenquĂȘte prĂ©liminaire susceptible dâavoir Ă©tĂ© obtenu lors des  » diffĂ©rents interrogatoires rĂ©alisĂ©s Ă Guantanamo  » dont [les requĂ©rants dĂ©clarent] avoir fait lâobjet ; (…)
Que lâexamen [des piĂšces de lâenquĂȘte prĂ©liminaire] dĂ©montre trĂšs exactement que seuls quelques Ă©lĂ©ments dâinformations limitĂ©es et parcellaires, tout au mieux, sur ledit parcours nâĂ©taient connus de ce service, le plus souvent sur la base dâĂ©lĂ©ments obtenus dans le cadre de procĂ©dures distinctes et en aucun cas, lors dâ » auditions  » prĂ©tendument rĂ©alisĂ©es Ă Guantanamo par la DST, selon la demande, dont aucune trace ne figure au dossier de la procĂ©dure ;
Quâil en est ainsi particuliĂšrement pour [les requĂ©rants] ; (…)
Quâainsi, la dĂ©fense, dans sa demande, a visĂ© des piĂšces de lâenquĂȘte prĂ©liminaire, (…) dont il ressort, Ă lâexamen, que le service enquĂȘteur nâĂ©tait manifestement pas en possession dâune quelconque  » audition  » [des requĂ©rants] rĂ©alisĂ©e Ă Guantanamo et dĂ©taillant avec prĂ©cision [leur] parcours en Afghanistan, base mĂȘme de [leur] demande dâactes ;
Quâau surplus, il apparaĂźt pour le moins paradoxal de constater que, la prĂ©sente demande, sans contester la validitĂ© de la procĂ©dure judiciaire ayant abouti Ă la mise en examen [des requĂ©rants], tend Ă obtenir le dĂ©pĂŽt en procĂ©dure de retranscription « dâauditions  » qui, Ă en supposer lâexistence dĂ©montrĂ©e, auraient Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es, en tout Ă©tat de cause, dans un cadre extra-judiciaire ; (…) »
33. Le 29 mars 2005, saisie sur lâappel des requĂ©rants, la chambre de lâinstruction de la cour dâappel de Paris confirma les ordonnances du juge dâinstruction.
34. Le 28 janvier 2005, les requĂ©rants sollicitĂšrent lâannulation des actes de procĂ©dure antĂ©rieurs Ă leur interrogatoire de premiĂšre comparution devant le juge dâinstruction, ainsi que lâannulation de leur mise en examen. Selon eux, lâintĂ©gralitĂ© des Ă©lĂ©ments ayant servi de fondement Ă leur mise en examen provenait des interrogatoires menĂ©s par les agents de la DST (unitĂ© renseignement) sur la base de GuantĂĄnamo, en dehors de tout cadre lĂ©gal.
35. Par un arrĂȘt du 4 octobre 2005, la chambre de lâinstruction de la cour dâappel de Paris rejeta leur demande. AprĂšs avoir relevĂ© que lâessentiel de lâargumentation des requĂ©rants « part dâun postulat selon lequel la totalitĂ© des Ă©lĂ©ments figurant dans le dossier dâinformation dans lequel les requĂ©rants sont mis en examen proviennent dâinterrogatoires dont lâexistence Ă©tait affirmĂ©e mais non dĂ©montrĂ©e par des policiers français qui auraient eu lieu sur la base amĂ©ricaine de Guantanamo Bay oĂč les intĂ©ressĂ©s Ă©taient dĂ©tenus et hors de tout cadre lĂ©gal », elle estima que « la lecture des piĂšces de lâinformation […] dĂ©montre, contrairement Ă ces affirmations, quâune proportion importante des renseignements recueillis en enquĂȘte prĂ©liminaire proviennent dâautres informations en cours ou achevĂ©es, et pour certaines dĂ©jĂ jugĂ©es telles que, par exemple, celles relatives au rĂ©seau « Beghal », Ă lâassassinat du commandant Massoud, aux prĂ©paratifs dâattentat en Australie, au groupe « de Francfort », Ă la « filiĂšre afghane » et Ă la « filiĂšre tchĂ©tchĂšne ». » Elle ajouta que « dans plusieurs de ces dossiers, des rapprochements ont Ă©tĂ© Ă©tablis avec les requĂ©rants Ă un titre ou Ă un autre, mettant en avant leurs liens plus ou moins forts avec des intĂ©gristes radicaux ayant eu non seulement un engagement en faveur du djihad mais bien souvent aussi une appartenance Ă un rĂ©seau constituĂ© en vue de la prĂ©paration dâactes de terrorisme » et que, en outre, « le reste des informations recueillies et permettant de cerner le rĂŽle ou lâimplication des requĂ©rants dans les faits pour lesquels ils ont Ă©tĂ© mis en examen rĂ©sulte largement de leurs auditions, en garde Ă vue notamment ». Elle poursuivit en prĂ©cisant quâ« au surplus, si de telles auditions Ă©taient intervenues, elles auraient Ă©tĂ© effectuĂ©es dans un cadre purement administratif et ne constitueraient donc pas un acte ou une piĂšce de procĂ©dure susceptibles, en tant que tels, dâannulation […] au motif de la dĂ©loyautĂ© dans la recherche de la preuve ». La chambre de lâinstruction en conclut quâil nây avait pas lieu Ă annulation dâun acte ou dâune piĂšce de la procĂ©dure.
36. Les 9 et 12 janvier 2006, les requérants furent libérés et placés sous contrÎle judiciaire, lequel fut levé par le tribunal correctionnel le 12 juillet 2006 dans son jugement avant dire droit.
37. Par un arrĂȘt du 18 janvier 2006, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi exercĂ© par les requĂ©rants contre lâarrĂȘt du 4 octobre 2005.
38. Par une ordonnance du 24 avril 2006, les requĂ©rants furent renvoyĂ©s devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir, entre juin et dĂ©cembre 2001, participĂ© Ă un groupement formĂ© ou Ă une entente Ă©tablie en vue de la prĂ©paration caractĂ©risĂ©e par un ou plusieurs faits matĂ©riels dâun acte de terrorisme, et pour avoir dĂ©tenu frauduleusement un passeport quâils savaient falsifiĂ©, infraction commise en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement lâordre public.
39. Au cours de lâaudience devant le tribunal correctionnel, les avocats des requĂ©rants produisirent un article publiĂ© par le quotidien LibĂ©ration le 5 juillet 2006, retranscrivant un tĂ©lĂ©gramme diplomatique de lâAmbassade de France Ă Washington classĂ© « confidentiel diplomatie » en date du 1er avril 2002 et intitulĂ© « Les six islamistes jugĂ©s Ă Paris ont Ă©tĂ© interrogĂ©s illĂ©galement Ă GuantĂĄnamo par des officiers français de la DST et de la DGSE ». Le tĂ©lĂ©gramme diplomatique comportait lâextrait suivant :
« La mission conjointe sâest dĂ©roulĂ©e dans de bonnes conditions du mardi 26 au dimanche 31 mars 2002. Accueillie trĂšs cordialement, dĂšs le dĂ©but de ses travaux, par le gĂ©nĂ©ral D., commandant la joint task force 170, elle a bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun soutien logistique tout au long de son sĂ©jour. Avant de quitter la base, elle a Ă©galement Ă©tĂ© reçue par le gĂ©nĂ©ral commandant la joint task force 160, chargĂ©e de la logistique autour du camp X-RAY de GuantĂĄnamo. Pendant la semaine, elle a rencontrĂ© A) pour complĂ©ment dâinformation, nos deux compatriotes dĂ©jĂ vus lors de la premiĂšre mission [dont le second requĂ©rant] et B) pour identification et interrogatoire [le premier requĂ©rant et quatre autres dĂ©tenus]. »
40. Les requĂ©rants firent valoir que lâexistence des interrogatoires sur la base de GuantĂĄnamo Ă©tait ainsi dĂ©montrĂ©e, et soutinrent que cela constituait une manĆuvre entachant de dĂ©loyautĂ© lâensemble de la procĂ©dure, a fortiori alors quâils nâavaient pas Ă©tĂ© informĂ©s de la constitution de leurs avocats en France. Le ministĂšre public indiqua que les missions de la DST (unitĂ© renseignement) Ă©taient des missions de renseignement diligentĂ©es par des fonctionnaires nâopĂ©rant pas en qualitĂ© dâofficiers judiciaires mais dans le cadre dâune mission de nature consulaire.
41. Par un jugement avant dire droit du 27 septembre 2006, le tribunal correctionnel ordonna un supplĂ©ment dâinformation. Il souligna que le contexte terroriste de lâaffaire nâautorisait pas le juge Ă sâabstraire des principes du procĂšs Ă©quitable et de la loyautĂ© des dĂ©bats qui exigent le respect du caractĂšre contradictoire de la procĂ©dure. Sâestimant insuffisamment Ă©clairĂ© sur le cadre lĂ©gal des interventions des fonctionnaires de la DST (unitĂ© renseignement), il indiqua que le contenu du tĂ©lĂ©gramme diplomatique devait ĂȘtre explicitĂ© sâagissant de certains des termes employĂ©s tels la « mission » et les « fiches dâinterrogatoires » auquel il faisait rĂ©fĂ©rence. Il prĂ©cisa que le supplĂ©ment dâinformation avait notamment pour objet, dâune part, de procĂ©der Ă lâaudition du signataire du fac-similĂ© et Ă celle du directeur de la DST et du capitaine de police Ă lâĂ©poque des faits, afin quâils prĂ©cisent le cadre de leurs interventions et leur articulation avec le soit-transmis du 26 fĂ©vrier 2002, et, dâautre part, dâobtenir la communication des « fiches dâinterrogatoires ».
42. Dans le cadre de ce supplĂ©ment dâinformation, divers documents Ă©manant des ministĂšres de lâIntĂ©rieur, de la DĂ©fense et des Affaires Ă©trangĂšres furent dĂ©classifiĂ©s, adressĂ©s au tribunal correctionnel, le 26 avril 2007, puis versĂ©s au dossier de la procĂ©dure pĂ©nale. Ces documents dĂ©crivaient le contexte dans lequel les « missions tripartites » avaient Ă©tĂ© organisĂ©es. Par ailleurs, plusieurs agents de lâĂtat furent auditionnĂ©s : F.B.D., ministre-conseiller Ă lâambassade de France Ă Washington, J.L.G, commandant de police Ă la DST ayant participĂ© Ă la procĂ©dure judiciaire, L.C., sous-directeur en charge de la lutte antiterroriste internationale Ă la DST, ainsi que M.D., chef de la section antiterroriste du parquet de Paris. Toutes les personnes auditionnĂ©es indiquĂšrent que les « missions tripartites » avaient Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es dans un cadre diplomatique et poursuivaient un objectif de renseignement administratif sans chercher Ă interroger les requĂ©rants Ă propos de la commission dâinfractions pĂ©nales. InterrogĂ© le 2 fĂ©vrier 2007, M.D. prĂ©cisa quâil nâavait pas connaissance des « missions tripartites », quâil qualifia de nature administrative. Il relativisa lâimportance des auditions des requĂ©rants effectuĂ©es sur la base de GuantĂĄnamo en soulignant « la qualitĂ© des renseignements de nature judiciaire fournis par les procĂšs-verbaux de lâenquĂȘte prĂ©liminaire (…) fondĂ©s en trĂšs grande partie, voire quasi-totalement sur des archives trĂšs souvent judiciaires ».
43. Le 3 fĂ©vrier 2007, le magistrat instructeur reçut un courrier anonyme rĂ©vĂ©lant les noms, le grade et lâaffectation des deux agents de la DST et de la DGSE prĂ©sents Ă GuantĂĄnamo. Une information fut ouverte contre X du chef dâatteinte au secret de la dĂ©fense nationale le 7 mai 2007. Il fut procĂ©dĂ© Ă la saisie de ce courrier.
44. Les avocats des requĂ©rants saisirent le juge dâinstruction le 15 mars 2007 dâune demande dâaudition des deux agents en question. Elle fut rejetĂ©e par une ordonnance du 25 avril 2007, dans laquelle le juge fit valoir que faire droit Ă cette demande lâexposerait Ă commettre lâinfraction dâatteinte au secret de la dĂ©fense nationale, tout en soulignant quâune demande de dĂ©classification Ă©tait en cours. Le 15 octobre 2007, la chambre de lâinstruction dĂ©clara lâappel des requĂ©rants contre cette ordonnance irrecevable.
45. Lâaffaire fut examinĂ©e au fond par le tribunal correctionnel de Paris les 3, 5, 10, 11 et 12 dĂ©cembre 2007. Les avocats des requĂ©rants conclurent Ă ce que la procĂ©dure poursuivie Ă leur encontre soit jugĂ©e irrĂ©guliĂšre, inĂ©quitable et dĂ©loyale. Ils firent valoir quâelle constituait une grave violation des droits de la dĂ©fense justifiant une relaxe gĂ©nĂ©rale avant tout examen du dossier au fond.
46. Le premier requĂ©rant indiqua cependant Ă lâaudience que les agents de la DST (unitĂ© renseignement) qui lâavaient interrogĂ© sur la base de GuantĂĄnamo ne lui avaient posĂ© des questions que sur sa famille et sa nationalitĂ© française, et prĂ©cisa quâil ne sâagissait pas des mĂȘmes agents que ceux qui lâavaient ensuite interrogĂ© au cours de sa garde Ă vue. Le second requĂ©rant dĂ©clara que les agents de la DST (unitĂ© renseignement) qui lâavaient interrogĂ© savaient beaucoup plus de choses que lui sur les filiĂšres et quâils lui avaient indiquĂ© que les autoritĂ©s amĂ©ricaines ne facilitaient pas les choses pour permettre leur retour en France.
47. Par un jugement du 19 dĂ©cembre 2007, le tribunal correctionnel de Paris condamna les requĂ©rants Ă quatre ans dâemprisonnement, dont trois ans avec sursis, prenant en compte la durĂ©e de leur dĂ©tention provisoire en France et le syndrome psycho-traumatique dont ils souffraient du fait de leur dĂ©tention sur la base de GuantĂĄnamo. Sâagissant de la rĂ©gularitĂ© de la procĂ©dure, le tribunal considĂ©ra que « les diligences accomplies par les fonctionnaires de la DST sur la base de GuantĂĄnamo Ă©taient connues des avocats des prĂ©venus ; quâelles Ă©taient accomplies Ă lâinitiative exclusive et sous le contrĂŽle de bonne fin du ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres, avec un objectif affirmĂ© dâidentification et de renseignements ; quâelles rĂ©pondaient donc trĂšs exactement Ă une mission Ă caractĂšre exclusivement administratif ; que ces diligences constituent dâautant moins un acte de dĂ©loyautĂ© dans lâadministration de la preuve que les renseignements Ă©taient dĂ©jĂ connus par la DST dont les fonctionnaires agissant dans le cadre judiciaire ont fait le recollement dans un certain nombre de procĂšs-verbaux ». Le tribunal ajouta que « cette mission Ă caractĂšre strictement administratif conforme aux activitĂ©s de renseignements menĂ©s par la DST ne peut donc constituer une atteinte aux droits de la dĂ©fense pour dĂ©loyautĂ© ni entacher dâiniquitĂ© le prĂ©sent procĂšs (…) ».
48. Sur le fond, le tribunal se prononça dans un jugement longuement motivĂ©, se fondant sur des Ă©lĂ©ments Ă©trangers aux dĂ©clarations faites par les requĂ©rants sur la base de GuantĂĄnamo dans le cadre des « missions tripartites », exception faite dâune rĂ©fĂ©rence Ă une note de la DST. Il dĂ©cida dâexaminer ensemble le cas des requĂ©rants, jugĂ©s avec trois autres prĂ©venus, dans la mesure oĂč le frĂšre de M.B. Ă©tait Ă lâorigine de leur dĂ©part vers lâAfghanistan. Le tribunal examina successivement leurs motivations, la dĂ©tention et lâusage dâun passeport falsifiĂ©, leur passage par Londres et leur conscience de sâinscrire dans le cadre dâune filiĂšre Ă caractĂšre terroriste, ainsi que leur formation au camp dâAl Farouk, situĂ© dans la rĂ©gion de Kandahar en Afghanistan, sâappuyant trĂšs largement, pour ce faire, sur les extraits des dĂ©positions des requĂ©rants au cours de leur garde Ă vue, devant le juge dâinstruction et durant lâaudience. Le tribunal fit tout dâabord rĂ©fĂ©rence aux informations relatives aux membres de la famille du second requĂ©rant, rappelant que ce dernier avait Ă©tĂ© Ă©levĂ© dans lâislamisme radical et Ă©voquant les condamnations prononcĂ©es Ă lâencontre de son pĂšre, imam dâune mosquĂ©e oĂč Ă©taient projetĂ©es des vidĂ©os prĂŽnant le djihad et organisĂ©es des quĂȘtes pour financer les combattants volontaires, de sa mĂšre et de ses deux frĂšres, Ă©tant Ă©tabli que ces derniers se trouvaient au cĆur dâun rĂ©seau de soutien logistique aux moudjahidin se rendant en Afghanistan et en TchĂ©tchĂ©nie. Il rappela Ă©galement que les membres de cette famille Ă©taient impliquĂ©s dans des projets dâattentats dâun groupe islamiste dĂ©mantelĂ© Ă Romainville et Ă la Courneuve en 2002. Le tribunal cita plusieurs extraits de procĂšs-verbaux dâaudition du second requĂ©rant, que ce soit pour les mettre en perspective avec le comportement de ses proches ou pour Ă©voquer les changements dans ses dĂ©clarations concernant ses motivations personnelles, puisquâil avait successivement Ă©voquĂ©, de maniĂšre contradictoire, son dĂ©sir dâapprendre lâarabe et dâapprofondir ses connaissances religieuses, puis le maniement des armes ou encore sa volontĂ© de prouver « certaines choses » Ă sa famille, dĂ©duisant de ces citations sa « parfaite mauvaise foi ». Le tribunal reprit des extraits des dĂ©positions de lâun des frĂšres de ce requĂ©rant, H.B., pour confirmer le sens de sa dĂ©marche et, citant toujours le second requĂ©rant au cours de sa garde Ă vue, en dĂ©duire quâil avait pleinement conscience de son engagement quâil nâavait eu de cesse de vouloir dissimuler.
49. Il releva Ă©galement les variations du premier requĂ©rant dans ses dĂ©clarations en ce qui concerne sa motivation, le citant Ă de nombreuses reprises, pour relever quâil avait plusieurs fois insistĂ©, durant sa garde Ă vue, sur son attrait pour les armes, avant dâĂ©voquer lâaventure au sens large, reprenant Ă©galement ses propos tenus au cours de lâaudience sur le fait que lâAfghanistan Ă©tait Ă ses yeux un « pays mythique », quâil voulait rĂ©pondre au dĂ©fi lancĂ© par M. B., ou encore sur son dĂ©sir de dĂ©fendre physiquement sa famille. Sâagissant des passeports, le tribunal cita les dĂ©clarations des requĂ©rants en garde Ă vue, devant le juge dâinstruction, ainsi quâau cours de lâaudience pour estimer que les faits reprochĂ©s Ă©taient constituĂ©s. Se penchant ensuite sur le transit des requĂ©rants par Londres, ainsi que sur leur conscience de participer Ă une filiĂšre Ă caractĂšre terroriste, le tribunal prit Ă©galement appui sur des extraits de leurs dĂ©clarations effectuĂ©es en cours de la garde Ă vue ou devant le magistrat instructeur. Enfin, sâagissant de la formation des requĂ©rants au camp dâAl Farouk dans la rĂ©gion de Kandahar, les premiers juges se fondĂšrent sur des renseignements gĂ©nĂ©raux contenus dans le dossier de lâinformation judiciaire, sur les dĂ©positions de deux coprĂ©venus, ainsi que sur les dĂ©clarations des requĂ©rants devant le juge dâinstruction et Ă lâaudience. Dans sa motivation, le tribunal correctionnel fit une seule rĂ©fĂ©rence Ă un « debriefing » faisant suite Ă une mission sur la base de GuantĂĄnamo, Ă savoir le passage dâune note du 5 avril 2002 dĂ©crivant le contenu de la formation au camp dâAl Farouk (maniement dâarmes individuelles, tactique de combat, topographie et Ă©tude dâexplosifs).
50. Les requĂ©rants interjetĂšrent appel de ce jugement. Dans leurs conclusions, leurs avocats invoquĂšrent la manipulation de leurs clients par les agents de la DST (unitĂ© renseignement) sur la base de GuantĂĄnamo, en lâabsence dâavocat et compte tenu de la situation difficile dans laquelle ils se trouvaient. Ils soutinrent que ces circonstances violaient les droits de la dĂ©fense et le droit de ne pas sâauto-incriminer. Ils firent Ă©galement valoir que, lors de leurs interrogatoires, les requĂ©rants se trouvaient confinĂ©s et placĂ©s dans une situation de dĂ©tresse psychologique, ce qui Ă©quivalait Ă un dĂ©tournement de procĂ©dure.
51. Par un arrĂȘt du 24 fĂ©vrier 2009, la cour dâappel de Paris confirma lâordonnance du 25 avril 2007 et considĂ©ra que les documents dĂ©sormais accessibles et soumis au contradictoire dont elle disposait lui permettait dâĂ©tablir de façon suffisante les conditions dans lesquelles les requĂ©rants avaient Ă©tĂ© entendus Ă GuantĂĄnamo.
52. Sâagissant de la violation de lâĂ©quitĂ© du procĂšs, la cour dâappel considĂ©ra que la DST avait agi de maniĂšre dĂ©loyale dans lâadministration de la preuve, ce qui viciait la procĂ©dure. Elle annula en consĂ©quence tous les procĂšs-verbaux de synthĂšse figurant dans lâenquĂȘte prĂ©liminaire, les procĂšs-verbaux de placement en garde Ă vue, les procĂšs-verbaux dâinterrogatoire les concernant et tous les actes qui en constituaient le support, et renvoya les requĂ©rants des fins de la poursuite.
53. Le procureur gĂ©nĂ©ral prĂšs la cour dâappel de Paris forma un pourvoi en cassation contre cet arrĂȘt.
54. Devant la Cour de cassation, lâavocat gĂ©nĂ©ral conclut Ă la cassation de lâarrĂȘt de la cour dâappel de Paris, estimant que les auditions effectuĂ©es sur la base de GuantĂĄnamo ne prĂ©sentaient quâun caractĂšre administratif et que, partant, elles nâĂ©taient pas susceptibles de vicier la procĂ©dure. Il estima en outre que les Ă©lĂ©ments provenant des services de renseignements avaient Ă©tĂ© versĂ©s Ă la procĂ©dure judiciaire, puis librement dĂ©battus par les parties conformĂ©ment aux exigences de la Convention.
55. Par un arrĂȘt du 17 fĂ©vrier 2010, la Cour de cassation cassa lâarrĂȘt de la cour dâappel et renvoya lâaffaire devant cette juridiction autrement composĂ©e. Elle rappela, dâune part, au visa de lâarticle 385 du code de procĂ©dure pĂ©nale (CPP), que « les juridictions correctionnelles nâont pas qualitĂ© pour constater les nullitĂ©s de procĂ©dure qui leur sont soumises lorsquâelles Ă©taient saisies Ă la suite dâun renvoi ordonnĂ© par le juge dâinstruction ». Elle considĂ©ra, dâautre part, aprĂšs avoir rappelĂ© que « tout jugement ou arrĂȘt doit comporter les motifs propres Ă justifier la dĂ©cision », que la cour dâappel avait mĂ©connu ce principe en « statuant (…) par voie dâannulation et sans autrement prĂ©ciser en quoi lâensemble des Ă©lĂ©ments de preuve qui lui Ă©taient soumis Ă©tait affectĂ© par la dĂ©loyautĂ© de ceux, rĂ©vĂ©lĂ©s par le supplĂ©ment dâinformation, quâelle dĂ©cidait dâĂ©carter ».
56. Par un arrĂȘt du 18 mars 2011, la cour dâappel de Paris, statuant sur renvoi de la Cour de cassation et autrement composĂ©e, confirma la condamnation des requĂ©rants Sâagissant de la dĂ©loyautĂ© et de la violation des principes du procĂšs Ă©quitable allĂ©guĂ©es par la dĂ©fense, elle rappela tout dâabord que « si une juridiction ne peut annuler dâautre acte que dans les circonstances prĂ©cises prĂ©vues par lâarticle 385 du code de procĂ©dure pĂ©nale, rien ne lâempĂȘche dâĂ©carter des dĂ©bats des piĂšces quâelle estimerait obtenues de maniĂšre dĂ©loyale ». AprĂšs avoir dĂ©taillĂ© la chronologie des faits et des actes de la procĂ©dure, la cour dâappel se fonda sur les motifs suivants :
« Il ressort de lâexamen de ces piĂšces que les dĂ©placements Ă GuantĂĄnamo de la dĂ©lĂ©gation tripartite avait pour objet de tenter dâidentifier avec certitude les Ă©ventuels ressortissants français qui y Ă©taient incarcĂ©rĂ©s, dâobtenir des informations sur le sort qui leur Ă©tait rĂ©servĂ© et sur les raisons de leur arrivĂ©e dans ce lieu ; ces missions sâinscrivent pleinement dans les obligations de lâĂtat français Ă lâĂ©gard de personnes pouvant avoir la nationalitĂ© française Ă©tant observĂ© quâelles ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es dans le contexte des attentats du 11 septembre 2001 et des Ă©vĂšnements qui les ont suivis, quâil sâagisse des menaces dâattentats ou des mesures de sĂ©curitĂ© et dâinvestigations renforcĂ©es nĂ©cessitĂ©es par la menace internationale terroriste de niveau important existant Ă lâĂ©poque ainsi que le relĂšve dâailleurs dans son audition le magistrat du parquet en charge de la section spĂ©cialisĂ©e en matiĂšre de lutte contre le terrorisme.
DĂšs lors il nâest rien dâanormal que les fonctionnaires de lâĂtat français appartenant Ă des services de renseignements se soient joints Ă ces missions afin dâobtenir ou de complĂ©ter des informations sur des activitĂ©s pouvant ĂȘtre liĂ©es Ă des actes de terrorisme ou Ă leur prĂ©paration ou logistique. »
57. La cour dâappel considĂ©ra ensuite que « le caractĂšre administratif de ces missions Ă©tait avĂ©rĂ©, le fait dâobtenir des renseignements relatifs au terrorisme, ce qui est la raison dâĂȘtre des services spĂ©cialisĂ©s de lâĂtat chargĂ©s du renseignement dans ce domaine nâ[ayant] rien dâinsolite ou de contestable » mais quâ« il Ă©tait incontestable quâĂ la date du 26 fĂ©vrier 2002, jour de la saisine de la DST par le Parquet dans le cadre dâune enquĂȘte prĂ©liminaire, ledit service avait la charge dâune enquĂȘte judiciaire et Ă©tait soumis, dans lâĂ©laboration de ses actes de procĂ©dure, aux rĂšgles du code de procĂ©dure pĂ©nale ». Elle en dĂ©duisit quâil importait donc « de savoir de quelles informations le service de renseignement disposait avant cette date, afin de dĂ©terminer si les informations transmises par la suite au procureur de la RĂ©publique ont portĂ© atteinte aux droits des prĂ©venus, en ce quâelles auraient Ă©tĂ© nouvelles et dĂ©terminantes comme Ă©lĂ©ment Ă charge et obtenues sans respecter les rĂšgles du code de procĂ©dure pĂ©nale alors que celles-ci doivent impĂ©rativement sâappliquer dĂšs lors quâune enquĂȘte judiciaire est ouverte ». Ce faisant, la cour dâappel constata « que les Ă©lĂ©ments communiquĂ©s Ă lâautoritĂ© judiciaire et provenant dâun travail de renseignement classique lâont Ă©tĂ© dans le cadre lĂ©gitime dâune transmission de renseignements obtenus par une autoritĂ© administrative dans lâexercice des fonctions qui lui sont confiĂ©es » et que « si un certain nombre dâirrĂ©gularitĂ©s sont avancĂ©es, notamment les auditions par un agent de la DST dâindividus dans une enquĂȘte pĂ©nale mais uniquement dans un but administratif et dans le cadre dâune mission de renseignement humanitaire ou de protection contre le risque alors ambiant liĂ© au terrorisme lesquelles, ainsi quâil a Ă©tĂ© dĂ©montrĂ© nâont pas amenĂ© dâĂ©lĂ©ments nouveaux que ceux dĂ©jĂ connus Ă lâaide dâautres sources, elles ont pu ensuite ĂȘtre librement discutĂ©es ». Sâagissant de la procĂ©dure qui sâest dĂ©roulĂ©e aprĂšs lâarrivĂ©e des requĂ©rants en France, elle releva que « les requĂ©rants ont toujours fait les mĂȘmes dĂ©clarations, certes parfois avec des variantes, ce qui dĂ©montre, dâune part, quâelles reflĂštent bien leurs propos et, dâautre part, quâils ont pu discuter de tous les Ă©lĂ©ments et dire ce quâils voulaient effectivement dire, y compris au cours de la procĂ©dure dâinstruction et devant le tribunal, alors quâils Ă©taient assistĂ©s par leurs conseils ». La cour dâappel en conclut que « câest Ă bon droit que le tribunal a dĂ©clarĂ© que les activitĂ©s menĂ©es par la DST nâont pas constituĂ© une atteinte aux droits de la dĂ©fense pour dĂ©loyautĂ© ni entachĂ© dâiniquitĂ© le prĂ©sent procĂšs ».
58. Les requĂ©rants se pourvurent en cassation contre cet arrĂȘt. Ils firent Ă nouveau valoir, au visa notamment des articles 3 et 6 § 1 de la Convention, que les informations avaient Ă©tĂ© recueillies par les agents de la DST sur la base de GuantĂĄnamo hors cadre lĂ©gal et au mĂ©pris des droits de la dĂ©fense, sans notification du droit au silence et sans avocat au cours dâune dĂ©tention irrĂ©guliĂšre. Ils rĂ©affirmĂšrent quâelles constituaient des moyens de preuves dĂ©loyaux.
59. Par un arrĂȘt du 3 septembre 2014, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requĂ©rants en retenant les motifs suivants :
« Attendu que les Ă©nonciations de lâarrĂȘt attaquĂ© et du jugement quâil confirme mettent la Cour de cassation en mesure de sâassurer que les dĂ©clarations de culpabilitĂ© des prĂ©venus ne sont fondĂ©es ni exclusivement ni mĂȘme essentiellement sur les dĂ©clarations faites par eux, aux agents de la DST, alors quâils Ă©taient dĂ©tenus au camp militaire amĂ©ricain de GuantĂĄnamo, et que la cour dâappel a, sans insuffisance ni contradiction, rĂ©pondu aux chefs pĂ©remptoires des conclusions dont elle Ă©tait saisie et caractĂ©risĂ© en tous leurs Ă©lĂ©ments, tant matĂ©riels quâintentionnel, les dĂ©lits dont elle a dĂ©clarĂ© les prĂ©venus coupables ;
DâoĂč il suit que les moyens, qui se bornent Ă remettre en question lâapprĂ©ciation souveraine, par les juges du fond, des faits et des circonstances de la cause, ainsi que les Ă©lĂ©ments de preuve contradictoirement dĂ©battus, ne sauraient ĂȘtre admis (…) ».
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
LA DIRECTION DES FRANĂAIS Ă LâĂTRANGER (DFAE)
60. Service de lâadministration centrale du ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres et europĂ©ennes, la DFAE est chargĂ©e de lâadministration des Français hors de France, de la protection de leurs droits et de leurs intĂ©rĂȘts, ainsi que de lâensemble des questions consulaires telles que dĂ©finies par la Convention de Vienne sur les relations consulaires du 24 avril 1963, en particulier Ă son article 36 en ce qui concerne la communication avec les Français dĂ©tenus Ă lâĂ©tranger. Ses missions sont Ă la fois nombreuses et variĂ©es. Elle doit ainsi : animer les consulats gĂ©nĂ©raux et sections consulaires de la France Ă lâĂ©tranger, qui permettent dâoffrir aux Français vivant Ă lâĂ©tranger ou de passage des services administratifs publics Ă©quivalents Ă ceux proposĂ©s par une mairie en France ; organiser les Ă©lections lĂ©gislatives Ă lâĂ©tranger, les Français Ă©tablis hors de France ayant droit Ă une reprĂ©sentation Ă lâAssemblĂ©e Nationale ; informer les Français sur les conditions de sĂ©jour hors de France et prĂ©parer les travaux de lâAssemblĂ©e des Français de lâĂ©tranger, qui est lâinterlocuteur du gouvernement et des postes diplomatiques et consulaires sur toutes les questions relatives Ă lâexpatriation ; assurer la protection des Français Ă lâĂ©tranger, de leurs droits et de leur intĂ©rĂȘts, et nĂ©gocier puis mettre en place les accords en matiĂšre de protection sociale, de sĂ©jour, dâemploi et de fiscalitĂ© ; participer Ă la gestion des crises, en collaboration avec le centre de crise du ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres ; exercer les attributions du ministĂšre en matiĂšre dâadoption internationale ; participer Ă lâĂ©laboration et Ă la mise en Ćuvre de la politique en matiĂšre dâentrĂ©e, de sĂ©jour et dâĂ©tablissement des Ă©trangers en France. De plus, la DFAE doit nĂ©gocier, en liaison avec le ministĂšre de la Justice, les accords en matiĂšre dâentraide judiciaire internationale, mais Ă©galement transmettre les demandes dâentraide judiciaire, dâextradition ou de transfĂšrement des Français emprisonnĂ©s Ă lâĂ©tranger, ainsi que celles des actes judiciaires et extrajudiciaires.
LA DIRECTION DE LA SURVEILLANCE DU TERRITOIRE (DST)
61. CrĂ©Ă©e en 1944 et rattachĂ©e au ministĂšre de lâIntĂ©rieur, au sein de la Direction gĂ©nĂ©rale de la police nationale, la DST a dâabord Ă©tĂ© principalement chargĂ©e du contre-espionnage. ImpliquĂ©e dans la lutte contre le terrorisme international depuis 1970 et entretenant des contacts officiels avec les services de renseignement et de sĂ©curitĂ© Ă©trangers, elle a vu sa mission Ă©voluer au cours des annĂ©es 1980, Ă la suite notamment dâune vague dâattentats commis Ă Paris, « pour prendre en compte lâapparition, puis la diversification de la menace terroriste (prolifĂ©ration des armes nuclĂ©aires, bactĂ©riologiques, chimiques, balistiques), ainsi que la problĂ©matique Ă©conomique » (rĂ©ponse du ministre de lâIntĂ©rieur et de lâAmĂ©nagement du territoire Ă la question Ă©crite no 98183, AssemblĂ©e nationale, JO du 17 octobre 2006, p. 10 880). Ces nouvelles attributions ont Ă©tĂ© prĂ©cisĂ©es dans le dĂ©cret no 82-100 du 22 dĂ©cembre 1982, qui a donnĂ© compĂ©tence Ă la DST « pour rechercher et prĂ©venir, sur le territoire de la RĂ©publique française, les activitĂ©s inspirĂ©es, engagĂ©es ou soutenues par des puissances Ă©trangĂšres et de nature Ă menacer la sĂ©curitĂ© du pays, et, plus gĂ©nĂ©ralement, pour lutter contre ces activitĂ©s ». Ă ce titre, la DST exerçait « une mission se rapportant Ă la dĂ©fense » (article 1er). Elle Ă©tait chargĂ©e « de centraliser et dâexploiter tous les renseignements se rapportant aux activitĂ©s mentionnĂ©es Ă lâarticle 1er et que doivent lui transmettre, sans dĂ©lai, tous les services concourant Ă la sĂ©curitĂ© du pays ; de participer Ă la sĂ©curitĂ© des points sensibles et des secteurs clĂ©s de lâactivitĂ© nationale, ainsi quâĂ la protection des secrets de dĂ©fense ; dâassurer les liaisons nĂ©cessaires avec les autres services ou organismes concernĂ©s » (article 2). Dans le cadre de ces prĂ©rogatives, la DST assurait notamment des « missions de contre-espionnage sur le territoire national, (…) de protection du patrimoine et de la sĂ©curitĂ© Ă©conomiques et (…) de contre-terrorisme » (Avis no 339 du 20 juin 2007 fait au nom de la commission des affaires Ă©trangĂšres du SĂ©nat, dans le cadre du projet de loi portant crĂ©ation dâune dĂ©lĂ©gation parlementaire pour le renseignement).
62. La DST exerçait par ailleurs une mission de police judiciaire, spĂ©cialisĂ©e dans le traitement des menaces dâorigine Ă©trangĂšre. Cette dualitĂ© de fonction se traduisait par un dĂ©doublement organique. Les agents de la DST Ă©taient ainsi affectĂ©s Ă deux unitĂ©s distinctes, qui fonctionnaient de maniĂšre indĂ©pendante, lâune Ă©tant chargĂ©e de lâactivitĂ© de police judiciaire, lâautre spĂ©cialisĂ©e dans le renseignement. Seuls les agents affectĂ©s Ă lâunitĂ© judiciaire avaient des contacts avec des magistrats de lâordre judiciaire, sous la direction desquels ils travaillaient Ă lâexploitation des renseignements issus dâune base de donnĂ©es informatiques, uniquement accessible en cas dâhabilitation secret-dĂ©fense.
63. Le 1er juillet 2008, la DST a fusionnĂ© avec la direction centrale des renseignements gĂ©nĂ©raux au sein dâune nouvelle direction, la direction centrale du renseignement intĂ©rieur, devenue la direction gĂ©nĂ©rale de la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure en 2014. Avant sa disparition, la DST, dont lâorganisation et le fonctionnement Ă©taient couverts par la classification du secret-dĂ©fense, comptait un effectif dâenviron mille huit cents personnes (Avis no 339 du 20 juin 2007, prĂ©citĂ©).
EN DROIT
JONCTION DES REQUĂTES
64. Eu Ă©gard Ă la similaritĂ© de lâobjet des requĂȘtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrĂȘt unique.
SUR LA VIOLATION ALLĂGUĂE DE LâARTICLE 6 DE LA CONVENTION
65. Les requĂ©rants se plaignent de plusieurs atteintes au droit Ă un procĂšs Ă©quitable et aux droits de la dĂ©fense. Ils soutiennent, dâune part, que les modalitĂ©s de leurs auditions et du recueil de leurs observations sur la base de Guantanamo ont mĂ©connu les exigences de lâarticle 6 et, dâautre part, que lâutilisation des Ă©lĂ©ments ainsi recueillis a affectĂ© lâĂ©quitĂ© de la procĂ©dure pĂ©nale qui sâest dĂ©roulĂ©e en France. La Cour considĂšre que ce grief doit ĂȘtre examinĂ© sous lâangle des paragraphes 1 et 3 de lâarticle 6 de la Convention, aux termes desquels :
«1. Toute personne a droit Ă ce que sa cause soit entendue Ă©quitablement (…) par un tribunal (…) qui dĂ©cidera (…) du bien-fondĂ© de toute accusation en matiĂšre pĂ©nale dirigĂ©e contre elle (…)
3. Tout accusé a droit notamment à :
a) ĂȘtre informĂ©, dans le plus court dĂ©lai, dans une langue quâil comprend et dâune maniĂšre dĂ©taillĂ©e, de la nature et de la cause de lâaccusation portĂ©e contre lui ;
b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;
c) se dĂ©fendre lui-mĂȘme ou avoir lâassistance dâun dĂ©fenseur de son choix et, sâil nâa pas les moyens de rĂ©munĂ©rer un dĂ©fenseur, pouvoir ĂȘtre assistĂ© gratuitement par un avocat dâoffice, lorsque les intĂ©rĂȘts de la justice lâexigent (…). »
Sur la recevabilité
66. Constatant que les requĂȘtes ne sont pas manifestement mal fondĂ©es ni irrecevables pour un autre motif visĂ© Ă lâarticle 35 de la Convention, la Cour les dĂ©clare recevables.
Sur le fond
Sur la nature des auditions effectuées sur la base de Guantanamo
a) ThĂšses des parties
67. Le Gouvernement estime, Ă titre principal, quâau moment de leur audition sur la base amĂ©ricaine de GuantĂĄnamo, les requĂ©rants ne faisaient lâobjet dâaucune « accusation en matiĂšre pĂ©nale » au sens autonome que revĂȘt cette notion pour lâapplication de la Convention (citant, en particulier, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08, 50571/08, 50573/08 et 40351/09, 13 septembre 2016) et que, partant, ils nâavaient pas Ă bĂ©nĂ©ficier des droits prĂ©vus Ă lâarticle 6 §§ 1 et 3 de la Convention. Il soutient Ă cet Ă©gard que les requĂ©rants nâavaient pas fait lâobjet dâune notification officielle du reproche dâavoir accompli une infraction pĂ©nale. Il ajoute que les trois missions tripartites, antĂ©rieures Ă cette notification officielle intervenue seulement le 27 juillet 2004, date de lâarrivĂ©e en France des requĂ©rants et de leur placement en garde Ă vue, ne sâintĂ©graient pas dans une procĂ©dure pĂ©nale et ne poursuivaient aucun objectif judiciaire, ce dont attesterait tant le contexte dans lequel elles se sont dĂ©roulĂ©es que leur objet, principalement consulaire, mais aussi diplomatique et de renseignement. Le Gouvernement fait valoir que les auditions effectuĂ©es Ă GuantĂĄnamo ont confirmĂ© des informations qui Ă©taient dĂ©jĂ connues des autoritĂ©s avant le dĂ©but de lâenquĂȘte judiciaire et qui nâont pas eu de rĂ©percussion importante sur le dĂ©roulement de la procĂ©dure judiciaire, les rares Ă©lĂ©ments provenant des donnĂ©es de la DST collectĂ©es Ă GuantĂĄnamo nâayant conduit Ă la dĂ©cision dâouvrir une information judiciaire que de maniĂšre marginale.
68. Les requĂ©rants soutiennent au contraire quâils faisaient lâobjet dâune accusation en matiĂšre pĂ©nale de la part des membres des missions tripartites lorsque ceux-ci les ont interrogĂ©s sur la base de GuantĂĄnamo. Ils considĂšrent que la chronologie des faits rĂ©vĂšle lâirrigation de la procĂ©dure judiciaire par ces interrogatoires. Selon eux, le soupçon de leur participation Ă la structure terroriste dâAl-QaĂŻda existait dĂšs le signalement de leur dĂ©part et de leur arrestation en Afghanistan, ce qui a justifiĂ© lâouverture dâune enquĂȘte prĂ©liminaire le 26 fĂ©vrier 2002. Par ailleurs, ils soulignent que la note du ministĂšre de la Justice jointe Ă la saisine de la DST par le parquet de Paris les visait nommĂ©ment et que lâinformation judiciaire Ă©tait dĂ©jĂ ouverte avant la rĂ©alisation de la troisiĂšme « mission tripartite ». Ils ajoutent quâils furent interrogĂ©s Ă GuantĂĄnamo sur leurs parcours et objectifs et que lâobjet principal des interrogatoires nâĂ©tait ni consulaire ni diplomatique. Ils font valoir quâalors que les agents de la DST connaissaient lâexistence de la procĂ©dure judiciaire, ils ont Ă©voquĂ©, dans lâune de leurs notes, lâavenir judiciaire des requĂ©rants en France et la possibilitĂ© de les placer en garde Ă vue quatre jours maximum Ă leur retour. Pour les requĂ©rants, lâexistence de rĂ©percussions importantes sur la procĂ©dure judiciaire nâest pas non plus contestable.
b) Appréciation de la Cour
Principes généraux
69. La Cour rappelle que les garanties offertes par lâarticle 6 §§ 1 et 3 sâappliquent Ă tout « accusĂ© » au sens autonome que revĂȘt ce terme pour lâapplication de la Convention. Il y a « accusation en matiĂšre pĂ©nale » dĂšs lors quâune personne est officiellement inculpĂ©e par les autoritĂ©s compĂ©tentes ou que les actes effectuĂ©s par celles-ci en raison des soupçons qui pĂšsent contre elle ont des rĂ©percussions importantes sur sa situation (Ibrahim et autres, prĂ©citĂ©, § 249, et les jurisprudences citĂ©es). Tel peut ĂȘtre le cas lorsquâune personne est entendue comme tĂ©moin, dĂšs lors que, dĂšs son interpellation et son placement en garde Ă vue, les autoritĂ©s avaient des raisons plausibles de soupçonner quâelle Ă©tait impliquĂ©e dans la commission de lâinfraction qui faisait lâobjet de lâenquĂȘte ouverte par un juge dâinstruction (Brusco c. France, no 1466/07, § 47 et 49, 14 octobre 2010). Ainsi, Ă titre dâexemple, une personne arrĂȘtĂ©e parce quâelle est soupçonnĂ©e dâavoir commis une infraction pĂ©nale (voir, parmi dâautres, Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, § 42, CEDH 2000âXII, et Brusco, prĂ©citĂ©, §§ 47-50), une personne soupçonnĂ©e et interrogĂ©e sur son implication dans des faits constitutifs dâune infraction pĂ©nale (Aleksandr Zaichenko c. Russie, no 39660/02, §§ 41-43, 18 fĂ©vrier 2010, Yankov et autres c. Bulgarie, no 4570/05, § 23, 23 septembre 2010, et Ibrahim et autres, prĂ©citĂ©, § 296) ou une personne formellement inculpĂ©e, selon les modalitĂ©s du droit interne, dâune infraction pĂ©nale (voir, parmi beaucoup dâautres, PĂ©lissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 66, CEDH 1999âII, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 44, CEDH 2004âXI), peuvent toutes ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme « accusĂ©es dâune infraction pĂ©nale » et prĂ©tendre Ă la protection de lâarticle 6 de la Convention. Câest la survenance mĂȘme du premier de ces Ă©vĂ©nements, indĂ©pendamment de leur ordre chronologique, qui dĂ©clenche lâapplication de lâarticle 6 sous son volet pĂ©nal (Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, § 111, 12 mai 2017). La Cour rappelle avoir jugĂ©, dans le cadre des pouvoirs dâinvestigation prĂ©liminaire destinĂ©s Ă aider les agents postĂ©s aux frontiĂšres Ă recueillir Ă des fins de lutte antiterroriste des renseignements sur toute personne entrant dans le pays ou en sortant, que le fait quâune personne ait subi un interrogatoire destinĂ© Ă dĂ©terminer sâil apparaissait quâelle Ă©tait ou avait Ă©tĂ© impliquĂ©e dans la commission, la prĂ©paration ou lâinstigation dâactes de terrorisme ne suffit pas Ă lui seul Ă faire entrer en jeu lâarticle 6 de la Convention (Beghal c. Royaume-Uni, no 4755/16, § 121, 28 fĂ©vrier 2019).
Application au cas dâespĂšce
70. Faisant application des principes gĂ©nĂ©raux rappelĂ©s prĂ©cĂ©demment aux circonstances trĂšs particuliĂšres de lâespĂšce, la Cour relĂšve que les trois missions tripartites effectuĂ©es Ă GuantĂĄnamo, respectivement en janvier, mars 2002 et janvier 2004, poursuivaient plusieurs objets dont aucun ne permet de conclure quâĂ ce stade, les requĂ©rants faisaient lâobjet, de la part de ceux qui les ont conduites, dâune accusation en matiĂšre pĂ©nale au sens de lâarticle 6 de la Convention. Une fois informĂ©es de la prĂ©sence des intĂ©ressĂ©s sur la base amĂ©ricaine, il sâagissait en effet pour les autoritĂ©s françaises de les identifier, de sâassurer de leur Ă©tat de santĂ© et de leur manifester le soutien de la France, en particulier en exprimant la volontĂ© « que soit mis un terme Ă une situation de non-droit, quâils puissent bĂ©nĂ©ficier de toutes les garanties reconnues par le droit international et dâun procĂšs juste et Ă©quitable » (paragraphe 22 ci-dessus). Dans le mĂȘme temps, il sâagissait aussi de procĂ©der Ă des auditions afin de recueillir des informations gĂ©nĂ©rales dans le cadre de la lutte contre le terrorisme international. Il ressort des piĂšces du dossier que ces missions poursuivaient ainsi un triple objectif consulaire, diplomatique et de renseignement (paragraphes 7, 13 et 22 ci-dessus). Comme indiquĂ©, notamment, dans la note de la sous-direction de la sĂ©curitĂ© et de la protection des personnes du ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres du 18 avril 2002 concernant les deux premiĂšres missions, ces derniĂšres nâavaient reçu aucun mandat judiciaire (paragraphe 15 ci-dessus).
71. Ainsi que cela fut relevĂ© par le tribunal correctionnel de Paris dans son jugement du 19 dĂ©cembre 2007 (paragraphe 47 ci-dessus), et qui ressort Ă©galement de lâarrĂȘt de la cour dâappel du 18 mars 2011, le ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres Ă©tait le seul maĂźtre dâĆuvre de ces missions, conduites Ă son initiative et sous sa seule responsabilitĂ©. Des agents de la DST (unitĂ© renseignement) ont certes Ă©tĂ© mis Ă sa disposition et placĂ©s sous son autoritĂ©, mais sans ĂȘtre aucunement dĂ©lĂ©gataires dâun quelconque mandat judiciaire. La Cour souligne que ces agents exerçaient leurs fonctions au sein de lâunitĂ© chargĂ©e du renseignement, et non de lâunitĂ© judiciaire, la DST Ă©tant Ă lâĂ©poque des faits organisĂ©e en deux unitĂ©s distinctes, qui fonctionnaient de maniĂšre indĂ©pendante (paragraphe 62 ci-dessus). Les comptes-rendus rĂ©digĂ©s par les agents de la DST (unitĂ© renseignement) Ă©taient au demeurant classĂ©s « secret dĂ©fense », ce qui est avĂ©rĂ© par la dĂ©cision de dĂ©classification intervenue aprĂšs le jugement du 27 septembre 2006 ordonnant un supplĂ©ment dâinformation (paragraphes 41 et 42 ci-dessus). Cette classification excluait dĂšs lors leur transmission aux autoritĂ©s judiciaires et, partant, la possibilitĂ© dâen faire usage dans le cadre dâune procĂ©dure pĂ©nale dirigĂ©e contre les requĂ©rants.
72. Il est vrai quâune procĂ©dure judiciaire a Ă©tĂ© engagĂ©e parallĂšlement Ă la conduite de ces missions tripartites. AprĂšs la premiĂšre mission, qui avait permis dâauditionner le second requĂ©rant sur la base de GuantĂĄnamo (paragraphe 7 ci-dessus), et au lendemain de lâinformation transmise aux autoritĂ©s françaises de lâarrivĂ©e du premier requĂ©rant (paragraphe 8 ci-dessus), soit le 20 fĂ©vrier 2002, le ministĂšre de la Justice a adressĂ© une note au procureur gĂ©nĂ©ral de la cour dâappel de Paris et au procureur de la RĂ©publique du TGI de Paris mentionnant lâarrestation, par les autoritĂ©s amĂ©ricaines, des requĂ©rants et prĂ©cisant quâils Ă©taient suspectĂ©s dâappartenir Ă lâorganisation terroriste Al-QaĂŻda (paragraphe 9 ci-dessus). Le procureur de la RĂ©publique a ouvert, le 26 fĂ©vrier 2002, une enquĂȘte prĂ©liminaire, confiĂ©e Ă la DST (unitĂ© judiciaire), qui visait expressĂ©ment les requĂ©rants sans pour autant disposer, Ă ce stade, dâĂ©lĂ©ments de nature Ă laisser supposer lâexistence de la commission, par ces derniers, dâune infraction susceptible dâĂȘtre poursuivie en France (paragraphe 10 ci-dessus). Le compte-rendu dâenquĂȘte du 26 septembre 2002 de la DST (unitĂ© judiciaire) qui faisait Ă©tat dâun certain nombre de faits soulevant des interrogations qualifiĂ©es de lĂ©gitimes, sans comporter dâĂ©lĂ©ments Ă©tablissant lâexistence de raisons plausibles de soupçonner les requĂ©rants dâavoir commis ou tentĂ© de commettre des infractions relevant de la compĂ©tence des juridictions françaises, ainsi dâailleurs que le signalement, sans lien aucun avec les auditions rĂ©alisĂ©es Ă GuantĂĄnamo, effectuĂ© le 8 fĂ©vrier 2002 par le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de Tracfin, ont conduit le procureur de la RĂ©publique de Paris Ă ouvrir une information judiciaire le 5 novembre 2002, pour des faits dâassociation de malfaiteurs en vue de prĂ©parer des actes de terrorisme (paragraphe 18 ciâdessus). La Cour, qui relĂšve quâĂ ce stade, lâincertitude quant Ă lâavenir judiciaire des requĂ©rants, et Ă la possibilitĂ© ou non de les poursuivre pĂ©nalement, nâĂ©tait toujours pas levĂ©e, note lâabsence de tout lien entre la conduite des missions tripartites sur la base de GuantĂĄnamo et des auditions des requĂ©rants auxquelles elles ont donnĂ© lieu, dâune part, et les procĂ©dures judiciaires engagĂ©es parallĂšlement sur le territoire français Ă lâencontre de ces derniers, dâautre part.
73. La Cour relĂšve Ă©galement que la demande dâentraide judiciaire en matiĂšre pĂ©nale adressĂ©e le 2 avril 2002 auprĂšs des autoritĂ©s amĂ©ricaines, et au demeurant restĂ©e sans suite, avait pour objet de rechercher des Ă©lĂ©ments qui faisaient dĂ©faut, aux fins de pouvoir connaĂźtre et apprĂ©cier les circonstances du dĂ©part et du parcours des requĂ©rants Ă partir du sol français, les sollicitations, les appuis et les directives dont ils avaient pu ĂȘtre destinataires avant la formation reçue en Afghanistan.
74. La troisiĂšme mission tripartite, organisĂ©e du 17 au 24 janvier 2004 sur la base de GuantĂĄnamo, a certes Ă©tĂ© menĂ©e postĂ©rieurement Ă lâouverture de lâinformation judiciaire. Mais la Cour relĂšve que son objet nâavait pas Ă©tĂ© modifiĂ© par rapport Ă celui poursuivi par les deux premiĂšres missions et quâelle sâest dĂ©roulĂ©e de maniĂšre autonome vis-Ă -vis des diffĂ©rentes procĂ©dures judiciaires engagĂ©es sur le territoire français. Elle note en outre que, dans une note rĂ©digĂ©e en avril 2014, Ă la suite de cette derniĂšre mission, la DST (unitĂ© renseignement) souligne, en termes exempts dâambiguĂŻtĂ©, que « [si les requĂ©rants] venaient Ă ĂȘtre renvoyĂ©s en France (…) leur mise en examen et leur incarcĂ©ration nâapparaiss[ai]ent pas assurĂ©es. En effet, au stade actuel de nos connaissances, ils ne sont liĂ©s Ă aucune activitĂ© en France pouvant ĂȘtre poursuivie » (paragraphe 23 ci-dessus).
75. La Cour considĂšre que ces diffĂ©rents Ă©lĂ©ments viennent au soutien des solutions retenues par les juridictions internes (paragraphes 47 et 56-57 ci-dessus), pour lesquelles les missions effectuĂ©es Ă GuantĂĄnamo Ă©taient Ă caractĂšre exclusivement administratif et sans rapport avec les procĂ©dures judiciaires concomitantes, et avaient pour objectif dâidentifier les personnes dĂ©tenues et de recueillir des renseignements, et non de collecter des Ă©lĂ©ments de preuve dâune infraction pĂ©nale qui aurait Ă©tĂ© commise.
76. La Cour relĂšve que tant le tribunal correctionnel (paragraphe 47 ciâdessus) que la cour dâappel de Paris, dans son arrĂȘt du 18 mars 2011 (paragraphe 57 ci-dessus), ont soulignĂ© le fait que les renseignements obtenus Ă©taient dĂ©jĂ connus par la DST (unitĂ© judiciaire), en raison de lâexploitation de ses bases de donnĂ©es et « de son travail classique de recoupement des informations prĂ©cises et circonstanciĂ©es dĂ©jĂ connues avant lâouverture de lâenquĂȘte prĂ©liminaire », notamment en recourant Ă lâĂ©tude dâautres procĂ©dures pĂ©nales en cours ou achevĂ©es, comme cela avait Ă©tĂ© prĂ©cisĂ© initialement par la DST (unitĂ© judiciaire) dans son compte-rendu dâenquĂȘte prĂ©liminaire du 26 septembre 2002 (paragraphe 17 ci-dessus). Lors de son audition du 2 fĂ©vrier 2007, M.D., chef de la section anti-terroriste du parquet de Paris, dont les propos ont Ă©tĂ© repris par les juges du fond dans leurs dĂ©cisions, avait Ă©galement relativisĂ© lâimportance des auditions des requĂ©rants sur la base de GuantĂĄnamo en soulignant « la qualitĂ© des renseignements de nature judiciaire fournis par les procĂšs-verbaux de lâenquĂȘte prĂ©liminaire (…) fondĂ©s en trĂšs grande partie, voire quasi-totalement sur des archives trĂšs souvent judiciaires » (paragraphe 42 ci-dessus). La Cour note que les requĂ©rants eux-mĂȘmes ont fait des dĂ©clarations en ce sens au cours de lâaudience devant le tribunal correctionnel de Paris (paragraphe 46 ciâdessus).
77. Certes, ainsi que lâa relevĂ©, la cour dâappel de Paris, il est incontestable quâĂ compter du 26 fĂ©vrier 2002, jour de la saisine de la DST par le parquet dans le cadre dâune enquĂȘte prĂ©liminaire, lâunitĂ© judiciaire de la DST en avait la charge et se trouvait, dans cette mesure soumis aux rĂšgles du code de procĂ©dure pĂ©nale (paragraphe 57 ci-dessus). La Cour constate cependant que la cour dâappel, ainsi quâil lui appartenait de le faire, a vĂ©rifiĂ© si les informations transmises par la suite aux autoritĂ©s judiciaires avaient ou non portĂ© atteinte aux droits des prĂ©venus. Tel aurait Ă©tĂ© le cas si elles avaient constituĂ© des Ă©lĂ©ments Ă charge, obtenus sans respecter les rĂšgles du code de procĂ©dure pĂ©nale (ibidem) et Ă la fois nouveaux et dĂ©terminants pour lâissue de la procĂ©dure judiciaire. AprĂšs avoir longuement dĂ©taillĂ© la chronologie des diffĂ©rents faits et actes, examinĂ© les piĂšces dĂ©classifiĂ©es et les procĂšsâverbaux de lâenquĂȘte de la DST (unitĂ© renseignement) qui avaient Ă©tĂ© versĂ©s au dĂ©bat contradictoire, la cour dâappel a conclu, dans un arrĂȘt spĂ©cialement motivĂ©, que le caractĂšre administratif des missions tripartites Ă©tait avĂ©rĂ© et que rien ni personne ne rattachait leur conduite Ă la procĂ©dure judiciaire. En effet, les Ă©lĂ©ments communiquĂ©s Ă lâautoritĂ© judiciaire provenaient dâun travail de recherche classique sans rapport avec ces missions, avec lâexploitation dâarchives et de donnĂ©es issues dâautres procĂ©dures pĂ©nales. La Cour ne voit pas de raison de sâĂ©carter de ce constat motivĂ© des juridictions internes.
78. Compte tenu de ce qui prĂ©cĂšde, et au vu des dĂ©cisions dĂ»ment motivĂ©es du tribunal correctionnel dans son jugement du 19 dĂ©cembre 2007 et de la cour dâappel de Paris dans son arrĂȘt du 18 mars 2011, la Cour considĂšre que, dans le cadre des auditions effectuĂ©es par les missions tripartites sur la base de GuantĂĄnamo, lesquelles Ă©taient sans rapport avec les procĂ©dures judiciaires concomitantes en France, les requĂ©rants nâont pas fait lâobjet, de la part des autoritĂ©s les ayant menĂ©es, dâune « accusation en matiĂšre pĂ©nale » au sens de lâarticle 6 § 1 de la Convention. Un tel constat dispense la Cour de se pencher sur la question de juridiction, au sens de lâarticle 1 de la Convention, qui pourrait se poser, et la conduit Ă trancher celle, essentielle, du respect de lâĂ©quitĂ© globale de la procĂ©dure qui sâest dĂ©roulĂ©e devant les autoritĂ©s nationales.
Sur le déroulement de la procédure en France
a) ThĂšses des parties
79. Les requĂ©rants notent que si les auditions en garde Ă vue et au cours de lâinformation judiciaire ne mentionnent pas expressĂ©ment les interrogatoires Ă GuantĂĄnamo, ces derniers ont irriguĂ© ces actes, outre le fait que tant le jugement du 19 dĂ©cembre 2007 que lâarrĂȘt du 18 mars 2011 se sont fondĂ©s sur les fruits de ces auditions. Ils en dĂ©duisent que lâutilisation des Ă©lĂ©ments que ces derniĂšres ont permis de recueillir a affectĂ© lâĂ©quitĂ© de la procĂ©dure judiciaire qui sâest dĂ©roulĂ©e en France.
80. En outre, ils maintiennent ne pas avoir bénéficié de garanties procédurales solides.
81. Le Gouvernement considĂšre, au regard notamment de lâarrĂȘt Ibrahim et autres (prĂ©citĂ©), quâil y avait un intĂ©rĂȘt public trĂšs important Ă enquĂȘter sur des faits liĂ©s Ă des actes terroristes et Ă sanctionner pĂ©nalement leurs auteurs.
82. Sâagissant de lâutilisation des rĂ©sultats des auditions effectuĂ©es Ă GuantĂĄnamo au cours de la procĂ©dure judiciaire, le Gouvernement insiste sur le fait que la dĂ©cision dâouvrir une information judiciaire reposait en trĂšs grande partie sur des recoupements effectuĂ©s par la DST (unitĂ© judiciaire) avec dâautres procĂ©dures en cours concernant la filiĂšre afghane, et dans une moindre mesure sur des renseignements dĂ©jĂ en possession de la DST avant la rĂ©alisation de la premiĂšre mission tripartite. Il relĂšve ensuite que les auditions effectuĂ©es en garde Ă vue, aprĂšs le retour des requĂ©rants en France, ne mentionnent Ă aucun moment celles qui avaient Ă©tĂ© menĂ©es Ă GuantĂĄnamo, ce qui dĂ©montre que les policiers nâen avaient pas connaissance. Il en va de mĂȘme des juges dâinstruction, qui en ignoraient Ă©galement lâexistence et qui nâont donc pas fondĂ© la mise en examen des requĂ©rants sur les Ă©lĂ©ments provenant des auditions de GuantĂĄnamo.
83. Le Gouvernement relĂšve en outre que les dĂ©cisions des juridictions de fond ne se sont pas appuyĂ©es sur les dĂ©clarations faites par les requĂ©rants Ă lâoccasion des « missions tripartites » Ă GuantĂĄnamo pour les condamner, ce qui ressort de la motivation du jugement du tribunal correctionnel du 19 dĂ©cembre 2007 auquel renvoie lâarrĂȘt de la cour dâappel du 18 mars 2011. Il note que la seule mention des auditions rĂ©alisĂ©es Ă GuantĂĄnamo concerne la liste des formations dispensĂ©es au second requĂ©rant dans le camp dâAl Farouk.
84. Enfin, il fait valoir que les requĂ©rants ont bĂ©nĂ©ficiĂ© de nombreuses garanties, dĂšs leur garde Ă vue et tout au long de la procĂ©dure. Les requĂ©rants ont ainsi pu, avec leurs avocats, librement dĂ©battre des points litigieux, en particulier de lâobtention des Ă©lĂ©ments du dossier, de leur contenu, de leur valeur probante, ainsi que leur incidence sur la rĂ©gularitĂ© de la procĂ©dure pĂ©nale lors de plusieurs audiences, qui ont donnĂ© lieu Ă de nombreuses dĂ©cisions motivĂ©es.
b) Appréciation de la Cour
Principes généraux
85. La Cour rappelle tout dâabord quâen vertu de lâarticle 19 de la Convention, elle a pour tĂąche dâassurer le respect des engagements rĂ©sultant pour les Hautes Parties contractantes de la Convention. En particulier, il ne lui appartient pas de connaĂźtre des erreurs de fait ou de droit prĂ©tendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure oĂč elles pourraient avoir portĂ© atteinte aux droits et libertĂ©s sauvegardĂ©s par la Convention. Si la Convention garantit en son article 6 le droit Ă un procĂšs Ă©quitable, elle ne rĂ©glemente pas pour autant lâadmissibilitĂ© des preuves en tant que telle, matiĂšre qui relĂšve au premier chef du droit interne (Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, §§ 45â46, sĂ©rie A no 140, Teixeira de Castro c. Portugal, 9 juin 1998, § 34, Recueil des arrĂȘts et dĂ©cisions 1998âIV, et Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 88, 10 mars 2009).
86. La Cour nâa donc pas Ă se prononcer, par principe, sur la recevabilitĂ© de certaines sortes dâĂ©lĂ©ments de preuve, par exemple des Ă©lĂ©ments obtenus de maniĂšre illĂ©gale au regard du droit interne, ou encore sur la culpabilitĂ© du requĂ©rant. Elle doit examiner si la procĂ©dure, y compris la maniĂšre dont les Ă©lĂ©ments de preuve ont Ă©tĂ© recueillis, a Ă©tĂ© Ă©quitable dans son ensemble, ce qui implique lâexamen de lâ« illĂ©galitĂ© » en question et, dans le cas oĂč se trouve en cause la violation dâun autre droit protĂ©gĂ© par la Convention, de la nature de cette violation (voir, notamment, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 95, CEDH 2006âIX).
87. Elle a dĂ©jĂ jugĂ© que lâutilisation dans le cadre dâune procĂ©dure pĂ©nale dâĂ©lĂ©ments de preuve recueillis en mĂ©connaissance de lâarticle 3 de la Convention avait portĂ© atteinte Ă lâĂ©quitĂ© de cette procĂ©dure, mĂȘme si le fait de les avoir admis comme preuves ne fut pas dĂ©cisif pour la condamnation du suspect (Jalloh, prĂ©citĂ©, § 99).
88. La Cour rappelle ensuite que lorsquâelle examine un grief tirĂ© de lâarticle 6 § 1, elle doit essentiellement dĂ©terminer si la procĂ©dure pĂ©nale a globalement revĂȘtu un caractĂšre Ă©quitable (voir, parmi de nombreux prĂ©cĂ©dents, Ibrahim et autres, prĂ©citĂ©, § 250). Le respect des exigences du procĂšs Ă©quitable, qui sâappliquent Ă toutes les procĂ©dures pĂ©nales, quel que soit le type dâinfraction concernĂ©, sâapprĂ©cie au cas par cas Ă lâaune de la conduite de la procĂ©dure dans son ensemble et non en se fondant sur lâexamen isolĂ© de tel ou tel point ou incident, bien que lâon ne puisse exclure quâun Ă©lĂ©ment dĂ©terminĂ© soit Ă ce point dĂ©cisif quâil permette de juger de lâĂ©quitĂ© du procĂšs Ă un stade prĂ©coce (Ibrahim et autres, prĂ©citĂ©, § 251, et Beuze c. Belgique [GC], no 71409/10, § 121, 9 novembre 2018).
Application au cas dâespĂšce
89. La Cour rappelle que les requĂ©rants avaient soulevĂ© un grief tirĂ© de la violation de lâarticle 3 de la Convention du fait des conditions de leurs auditions par les agents de la DST (unitĂ© renseignement) sur la base de GuantĂĄnamo. Elle souligne quâelle a dĂ©jĂ eu lâoccasion de relever que les conditions de dĂ©tention dans la base de GuantĂĄnamo ont fait lâobjet de dĂ©nonciations Ă©manant de diffĂ©rentes sources accessibles au public, Ă©voquant des allĂ©gations de mauvais traitements et dâabus sur des personnes suspectĂ©es de terrorisme et dĂ©tenues par les autoritĂ©s amĂ©ricaines dans ce cadre (voir, en particulier, Al Nashiri c. Pologne, no 28761/11, § 439, 24 juillet 2014, Al Nashiri c. Roumanie, no 33234/12, § 579, 31 mai 2018, et Abu Zubaydah c. Lituanie, no 46454/11, § 565, 31 mai 2018 ; cf., Ă©galement, la partie « Texte de droit international et autres documents pertinents » de lâarrĂȘt El-Masri c. lâex-RĂ©publique yougoslave de MacĂ©doine [GC], no 39630/09, §§ 99, 106-110, 111 et suivants, CEDH 2012). La Cour prĂ©cise que, dans la prĂ©sente affaire, elle a dĂ©clarĂ© le grief des requĂ©rants tirĂ© de lâarticle 3 de la Convention en ce qui concerne les agents français irrecevable, par une dĂ©cision du 4 avril 2018. Compte tenu des circonstances particuliĂšres du cas de lâespĂšce, la Cour sâattachera nĂ©anmoins Ă vĂ©rifier, sous lâangle de lâarticle 6 de la Convention, si et dans quelle mesure les juges internes ont pris en considĂ©ration les allĂ©gations de mauvais traitements des requĂ©rants, alors mĂȘme quâils auraient Ă©tĂ© subis en dehors de lâĂtat du for (voir El Haski c. Belgique, no 649/08, §§ 87 et 88, 25 septembre 2012) et leur Ă©ventuelle rĂ©percussion sur lâĂ©quitĂ© de la procĂ©dure.
90. Avant de dĂ©terminer, en appliquant les principes gĂ©nĂ©raux rappelĂ©s ci-dessus aux circonstances de lâespĂšce, si la procĂ©dure pĂ©nale a globalement revĂȘtu un caractĂšre Ă©quitable, la Cour rappelle que la dĂ©finition de la notion de procĂšs Ă©quitable ne saurait ĂȘtre soumise Ă une rĂšgle unique et invariable mais elle est, au contraire, fonction des circonstances propres Ă chaque affaire (Ibrahim et autres, prĂ©citĂ©, § 250, et Beuze, prĂ©citĂ©, § 120).
91. La Cour relĂšve tout dâabord quâil nâest pas contestĂ© par les parties quâĂ tout le moins, Ă compter de leur placement en garde Ă vue, le 27 juillet 2004, jour de leur arrivĂ©e en France, les requĂ©rants ont fait lâobjet dâune « accusation en matiĂšre pĂ©nale ».
92. La Cour observe ensuite que par un jugement avant dire droit du 27 septembre 2006, le tribunal correctionnel a ordonnĂ© un supplĂ©ment dâinformation qui a conduit Ă lâaudition dâun certain nombre de personnes, mais Ă©galement Ă la dĂ©classification de divers documents concernant les « missions tripartites » effectuĂ©es sur la base de GuantĂĄnamo, Ă©manant des ministĂšres de lâIntĂ©rieur, de la DĂ©fense et des Affaires Ă©trangĂšres, qui furent ensuite versĂ©s au dossier de la procĂ©dure, le 26 avril 2007, et soumis au dĂ©bat contradictoire (paragraphes 41 et 42 ciâdessus).
93. Dans ces conditions, il lui appartient dâapprĂ©cier lâutilisation qui a effectivement Ă©tĂ© faite des dĂ©clarations litigieuses au cours de la procĂ©dure judiciaire, tant au stade de lâinstruction que lors du procĂšs au fond. En particulier, la Cour examinera si les juridictions internes ont rĂ©pondu de maniĂšre adĂ©quate aux objections soulevĂ©es par les requĂ©rants quant Ă la fiabilitĂ© et Ă la valeur probante de leurs dĂ©clarations et leur ont donnĂ© une possibilitĂ© effective de contester leur recevabilitĂ© et de sâopposer effectivement Ă leur utilisation (voir, mutatis mutandis, Belugin c. Russie, no 2991/06, § 74 et suivants, 26 novembre 2019, et El Haski, prĂ©citĂ©, § 90). Dâune part, la Cour renvoie Ă son constat selon lequel, au moment de leurs auditions par les missions tripartites dans le camp de GuantĂĄnamo, les requĂ©rants ne faisaient pas lâobjet, de la part des membres de ces missions tripartites les ayant auditionnĂ©s, dâune « accusation en matiĂšre pĂ©nale » au sens de lâarticle 6 § 1 de la Convention (paragraphe 78 ci-dessus). Les poursuites engagĂ©es Ă lâencontre des requĂ©rants se sont fondĂ©es sur des Ă©lĂ©ments qui ne provenaient pas de ces auditions effectuĂ©es sur la base de GuantĂĄnamo. Dâautre part, elle relĂšve que les dĂ©clarations litigieuses ont Ă©tĂ© portĂ©es Ă la connaissance des juridictions internes et versĂ©es au dossier de la procĂ©dure, afin de dĂ©terminer si et dans quelle mesure elles ont contribuĂ© Ă la condamnation des requĂ©rants et si lâĂ©ventuelle atteinte aux droits de la dĂ©fense a pu ĂȘtre rĂ©parĂ©e par la suite (mutatis mutandis, Kolu c. Turquie, no 35811/97, § 57, 2 aoĂ»t 2005). Autrement dit, la Cour doit sâassurer que lâĂ©quitĂ© du procĂšs pĂ©nal a Ă©tĂ© respectĂ©e dans les circonstances de lâespĂšce.
94. En premier lieu, la Cour constate que dĂšs leur arrivĂ©e sur le territoire français, les requĂ©rants furent interpellĂ©s par lâunitĂ© judiciaire de la DST et placĂ©s en garde Ă vue (paragraphe 26 ci-dessus). Il nâest pas contestĂ© que les interrogatoires furent menĂ©s par des agents diffĂ©rents de ceux qui avaient participĂ© aux « missions tripartites » sur la base de GuantĂĄnamo. En outre, il nâest Ă©tabli par aucun Ă©lĂ©ment au dossier que, dans les circonstances de lâespĂšce, les agents de lâunitĂ© judiciaire de la DST chargĂ©s des interrogatoires au cours de la garde Ă vue auraient Ă©tĂ© au courant du contenu des informations collectĂ©es par leurs collĂšgues sur la base amĂ©ricaine de GuantĂĄnamo.
95. Elle constate par ailleurs que les requĂ©rants, interrogĂ©s Ă treize reprises au cours de leur garde Ă vue (paragraphe 26 ci-dessus), ont rĂ©pondu aux questions des enquĂȘteurs en apportant de trĂšs nombreux dĂ©tails sur leur parcours, leur formation en Afghanistan, ainsi que sur leurs motivations (paragraphes 26 Ă 28 ci-dessus).
96. La Cour note en deuxiĂšme lieu que les requĂ©rants, assistĂ©s de leurs avocats, ont par la suite Ă©tĂ© interrogĂ©s par le juge dâinstruction, respectivement Ă dix et huit reprises (paragraphe 30 ci-dessus).
97. Tout au long de la procĂ©dure, les requĂ©rants et leurs conseils ont pu faire valoir leurs arguments, prĂ©senter leurs demandes et exercer les recours qui leur Ă©taient ouverts, que ce soit au cours de lâinformation judiciaire ou devant les juridictions du fond. Si certaines de leurs demandes ont Ă©tĂ© rejetĂ©es, ils ont en revanche obtenu, notamment, que soit ordonnĂ© un supplĂ©ment dâinformation par le jugement avant dire droit du 27 septembre 2006 (paragraphes 40 et 41 ci-dessus). En particulier, la Cour relĂšve que les requĂ©rants ont eu accĂšs aux documents versĂ©s au dossier aprĂšs leur dĂ©classification et quâils ont effectivement Ă©tĂ© en mesure dâen dĂ©battre, assistĂ©s de leurs avocats, dans le respect du principe du contradictoire, ce dont attestent lâensemble des dĂ©cisions des juridictions du fond (jugement du tribunal correctionnel du 19 dĂ©cembre 2007, arrĂȘts de la cour dâappel de Paris des 24 fĂ©vrier 2009 et 18 mars 2011) et de la Cour de cassation (arrĂȘts des 17 fĂ©vrier 2010 et 3 septembre 2014).
98. Enfin, la Cour constate que si ces documents litigieux ont Ă©tĂ© utilisĂ©s dans la procĂ©dure au fond, le jugement de premiĂšre instance et lâarrĂȘt de la cour dâappel de Paris ayant statuĂ© sur renvoi aprĂšs cassation se sont quasi exclusivement fondĂ©s sur dâautres Ă©lĂ©ments Ă charge pour retenir leur culpabilitĂ©. Ainsi, les juges internes ont principalement retenu, dans le cadre de dĂ©cisions longuement motivĂ©es, les informations qui Ă©taient dĂ©jĂ en possession des services de renseignement, en particulier au moyen des recoupements effectuĂ©s avec dâautres procĂ©dures judiciaires terminĂ©es ou toujours en cours, ainsi que les dĂ©clarations dĂ©taillĂ©es faites par les requĂ©rants au cours de leur garde Ă vue et durant lâinformation judiciaire. Elle note que le tribunal correctionnel, dont les motifs furent confirmĂ©s par la cour dâappel, a tout dâabord estimĂ© que les diligences accomplies par les fonctionnaires de lâunitĂ© de la DST chargĂ©e du renseignement sur la base de GuantĂĄnamo nâavaient rien apportĂ© de nouveau, reprenant Ă ce titre les dĂ©clarations du chef de la section anti-terroriste du parquet de Paris selon lesquelles les renseignements Ă©taient dĂ©jĂ connus par lâunitĂ© judiciaire de la DST dont les fonctionnaires avaient fait le recollement dans un certain nombre de procĂšs-verbaux relatives Ă dâautres procĂ©dures (paragraphe 47 ci-dessus). Il sâest ensuite fondĂ© sur des Ă©lĂ©ments Ă©trangers aux dĂ©clarations faites par les requĂ©rants Ă GuantĂĄnamo dans le cadre des missions tripartites, exception faite dâune seule rĂ©fĂ©rence Ă une note de lâunitĂ© renseignement de la DST (paragraphes 48 et 49 ci-dessus).
99. En effet, aprĂšs avoir dĂ©cidĂ© de statuer, par une mĂȘme dĂ©cision, sur le cas des deux requĂ©rants, dans la mesure oĂč le frĂšre de M.B. Ă©tait Ă lâorigine de leur dĂ©part vers lâAfghanistan, le tribunal a successivement examinĂ© leurs motivations, la dĂ©tention et lâusage dâun passeport falsifiĂ©, leur passage par Londres et leur conscience de sâinscrire dans le cadre dâune filiĂšre Ă caractĂšre terroriste, ainsi que leur formation au camp dâAl Farouk, situĂ© dans la rĂ©gion de Kandahar en Afghanistan, en sâappuyant, pour ce faire, trĂšs largement sur de nombreux extraits des dĂ©positions des requĂ©rants rĂ©alisĂ©es exclusivement aprĂšs leur retour en France, Ă savoir au cours de leur garde Ă vue, devant le juge dâinstruction et durant lâaudience. Ainsi, le tribunal sâest tout dâabord fondĂ© sur les informations relatives aux membres de la famille du second requĂ©rant, rappelant que ce dernier avait vĂ©cu dans un environnement liĂ© Ă lâislamisme radical de maniĂšre permanente et Ă©voquant les condamnations prononcĂ©es Ă lâencontre de son pĂšre, imam dâune mosquĂ©e qui organisait notamment des projections de vidĂ©os prĂŽnant le djihad, ainsi que des quĂȘtes pour financer les combattants volontaires, de sa mĂšre et de ses deux frĂšres, ce qui Ă©tablissait que ces derniers se trouvaient au cĆur dâun rĂ©seau de soutien logistique aux volontaires dĂ©sireux de combattre en Afghanistan et en TchĂ©tchĂ©nie. Il a Ă©galement rappelĂ© que les membres de cette famille Ă©taient impliquĂ©s dans des projets dâattentats dâun groupe islamiste dĂ©mantelĂ© Ă Romainville et Ă la Courneuve en 2002. Le tribunal a expressĂ©ment citĂ© plusieurs extraits de procĂšs-verbaux dâaudition du second requĂ©rant pour les mettre en perspective avec le comportement de sa famille et pour Ă©voquer les changements dans ses dĂ©clarations concernant ses motivations personnelles, puisquâil avait successivement Ă©voquĂ©, de maniĂšre contradictoire, son dĂ©sir dâapprendre lâarabe et dâapprofondir ses connaissances religieuses, puis le maniement des armes ou encore sa volontĂ© de prouver « certaines choses » Ă sa famille, dĂ©duisant de ces propos sa « parfaite mauvaise foi ». De plus, le tribunal a repris des extraits des dĂ©positions de lâun des frĂšres de ce requĂ©rant, H.B., pour confirmer le sens de sa dĂ©marche et, citant toujours le second requĂ©rant au cours de sa garde Ă vue, pour en dĂ©duire quâil avait pleinement conscience de son engagement, quâil nâavait par ailleurs eu de cesse de vouloir dissimuler (paragraphe 48 ci-dessus).
100. Par ailleurs, le tribunal correctionnel de Paris a relevĂ© les variations du premier requĂ©rant, dans ses dĂ©clarations quant Ă sa motivation, sâappuyant sur celles effectuĂ©es au cours de sa garde Ă vue. De mĂȘme, pour juger que les faits reprochĂ©s Ă©taient constituĂ©s, le tribunal sâest fondĂ© sur les explications prĂ©sentĂ©es par les requĂ©rants en garde Ă vue, devant le juge dâinstruction, ainsi quâau cours de lâaudience, citant de larges extraits de leurs dĂ©clarations dans son jugement, ainsi que sur des informations Ă©trangĂšres aux requĂ©rants concernant certains lieux ou membres de rĂ©seaux terroristes, des renseignements gĂ©nĂ©raux contenus dans le dossier de lâinformation judiciaire et les dĂ©positions de deux coprĂ©venus. La Cour note que, dans la motivation relative aux faits reprochĂ©s aux requĂ©rants, le jugement ne comporte quâune seule rĂ©fĂ©rence Ă des informations obtenues dans le cadre dâune mission sur la base de GuantĂĄnamo, Ă savoir le passage dâune note du 5 avril 2002 Ă©numĂ©rant le contenu de la formation au camp dâAl Farouk, portant sur le maniement dâarmes individuelles, la tactique de combat, la topographie et lâĂ©tude dâexplosifs (paragraphe 49 ci-dessus).
101. Compte tenu de ce qui prĂ©cĂšde, et constatant que les Ă©lĂ©ments recueillis au cours des auditions menĂ©es dans le cadre des trois missions tripartites nâont servi de fondement ni aux poursuites engagĂ©es Ă lâencontre des requĂ©rants ni Ă leur condamnation, la Cour est dâavis que, dans les circonstances de lâespĂšce, la procĂ©dure pĂ©nale suivie pour chacun des requĂ©rants a Ă©tĂ© Ă©quitable dans son ensemble.
102. Partant, il nây a pas eu violation de lâarticle 6 § 1 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, Ă LâUNANIMITĂ,
DĂ©cide de joindre les requĂȘtes ;
DĂ©clare les requĂȘtes recevables ;
Dit quâil nây a pas eu violation de lâarticle 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiquĂ© par Ă©crit le 25 novembre 2021, en application de lâarticle 77 §§ 2 et 3 du rĂšglement.
Victor Soloveytchik SĂofra OâLeary
Greffier Présidente
Au prĂ©sent arrĂȘt se trouve joint, conformĂ©ment aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du rĂšglement, lâexposĂ© de lâopinion sĂ©parĂ©e du juge BĂ„rdsen.
S.O.L.
V.S.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE BARDSEN
1. Jâai votĂ© avec mes collĂšgues pour la non-violation du droit des requĂ©rants Ă un procĂšs Ă©quitable tel que garanti par lâarticle 6 § 1 de la Convention. Je lâai fait avec beaucoup dâhĂ©sitation et de doute, pour les raisons suivantes.
2. Dans cette affaire, les Ă©lĂ©ments de preuve collectĂ©s lors des entretiens menĂ©s avec les requĂ©rants pendant leur dĂ©tention Ă GuantĂĄnamo â Ă un moment oĂč ils faisaient dĂ©jĂ lâobjet dâune enquĂȘte en France â ont ensuite Ă©tĂ© admis dans la procĂ©dure pĂ©nale engagĂ©e contre eux, ce qui a finalement abouti Ă leur condamnation. En lâĂ©tat actuel de lâaffaire, la question essentielle qui se pose Ă la Cour est de savoir si cette utilisation ultĂ©rieure des preuves obtenues auprĂšs des requĂ©rants Ă GuantĂĄnamo Ă©tait compatible avec les exigences dâun « procĂšs Ă©quitable » au sens de lâarticle 6 § 1 de la Convention, compte tenu des circonstances dans lesquelles les preuves avaient Ă©tĂ© recueillies, notamment en lâabsence des droits de la dĂ©fense lors des entretiens et en raison des conditions de dĂ©tention des requĂ©rants Ă GuantĂĄnamo Ă lâĂ©poque des faits, câest-Ă -dire le contexte dans lequel ils ont Ă©tĂ© interrogĂ©s.
3. LâarrĂȘt tente dây rĂ©pondre en partie par une analyse de la nature des entretiens menĂ©s Ă GuantĂĄnamo (voir les paragraphes 67-78 du prĂ©sent arrĂȘt). LâidĂ©e fondatrice est que, mĂȘme si les requĂ©rants faisaient lâobjet dâune enquĂȘte de la part de la police française au moment de leurs entretiens Ă GuantĂĄnamo, ces entretiens ne pouvaient pas ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme faisant partie de cette enquĂȘte, leur caractĂšre Ă©tant « exclusivement administratif ». Selon lâarrĂȘt, dans le cadre des auditions menĂ©es par les missions tripartites sur la base de GuantĂĄnamo, les requĂ©rants ne faisaient pas lâobjet dâune « accusation en matiĂšre pĂ©nale » au sens de lâarticle 6 § 1 de la Convention. Cette analyse se fonde de maniĂšre dĂ©cisive sur quatre Ă©lĂ©ments, notamment sur le fait 1) que les missions tripartites du 26 au 29 janvier 2002, du 26 au 31 mars 2002 et du 17 au 24 janvier 2004 nâavaient aucun objectif judiciaire â elles poursuivaient un objectif Ă la fois consulaire, diplomatique et de renseignement ; 2) quâil existait une division intra-organisationnelle totale entre « DST unitĂ© de renseignement » et « DST unitĂ© judiciaire » ; 3) que ces deux unitĂ©s de la DST ont agi sans aucune coordination en ce qui concerne les missions tripartites ; et 4) quâaucune information recueillie par la « DST unitĂ© de renseignement » nâĂ©tait disponible pour la « DST unitĂ© judiciaire ».
4. Je doute de lâutilitĂ© et de la sagesse de cette approche.
5. En effet, les modalitĂ©s dâapplication de lâarticle 6 au stade de lâenquĂȘte dĂ©pendent des particularitĂ©s de la procĂ©dure et des circonstances de lâespĂšce, et il y a lieu de prendre en compte lâensemble des procĂ©dures internes dans lâaffaire considĂ©rĂ©e (Imbrioscia c. Suisse, 24 novembre 1993, § 38, sĂ©rie A no 275). Ă cet Ă©gard, je note quâil sâagit dâune ligne de dĂ©marcation reflĂ©tant les arrangements diplomatiques officiels conclus entre la France et les autoritĂ©s amĂ©ricaines, puisquâon ne pouvait pas sâattendre Ă ce que les autoritĂ©s amĂ©ricaines autorisent une enquĂȘte formelle du cĂŽtĂ© français Ă lâintĂ©rieur de la prison de GuantĂĄnamo.
6. NĂ©anmoins, la Cour devrait ĂȘtre rĂ©ticente Ă accepter que de tels arrangements â aussi raisonnables soient-ils dans le contexte particulier â portent atteinte Ă la protection offerte par la Convention. Au sens de lâarticle 6, ce sont les rĂ©alitĂ©s qui comptent. Je rappelle quâune personne est considĂ©rĂ©e comme faisant lâobjet dâune accusation pĂ©nale dĂšs lors quâelle est officiellement inculpĂ©e par les autoritĂ©s compĂ©tentes ou que les actes effectuĂ©s par celles-ci en raison des soupçons qui pĂšsent contre lâintĂ©ressĂ©e ont des rĂ©percussions importantes sur sa situation (Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, § 249, 13 septembre 2016). En outre, une jurisprudence ancienne et bien Ă©tablie de la Cour confirme plus gĂ©nĂ©ralement quâil faut regarder au-delĂ des formalitĂ©s, afin de sâassurer que les droits de la dĂ©fense soient effectifs en pratique (voir, par exemple, Ayetullah Ay c. Turquie, nos 29084/07 et 1191/08, § 137, 27 octobre 2020, et Schmid-Laffer c. Suisse, no 41269/08, §§ 29-31, 16 juin 2015).
7. Dans cet esprit, je crains que lâapproche plutĂŽt formaliste adoptĂ©e par la Cour dans le prĂ©sent arrĂȘt ne nous fasse sortir de la voie. Nous savons que les requĂ©rants ont Ă©tĂ© placĂ©s en dĂ©tention Ă GuantĂĄnamo, soupçonnĂ©s dâavoir participĂ© Ă un acte terroriste. Nous savons que la CIA en a informĂ© les autoritĂ©s françaises et quâune coopĂ©ration a Ă©tĂ© Ă©tablie en vue dâun Ă©ventuel rapatriement des requĂ©rants en France aux fins dâune procĂ©dure pĂ©nale dirigĂ©e contre eux. Nous savons que les intĂ©ressĂ©s ont Ă©tĂ© interrogĂ©s par des agents français Ă GuantĂĄnamo. Nous savons que les informations recueillies par les agents français lors de leurs visites Ă GuantĂĄnamo Ă©taient disponibles dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale menĂ©e en France et nous savons que de telles informations ont servi de base Ă la condamnation des requĂ©rants. Lâanalyse contenue dans lâarrĂȘt ne permet pas de prendre en compte ces Ă©lĂ©ments clĂ©s, notamment les rĂ©alitĂ©s de la situation des requĂ©rants en tant que dĂ©tenus soupçonnĂ©s de terrorisme au moment oĂč ils ont Ă©tĂ© interrogĂ©s (voir, mutatis mutandis, Brusco c. France, no 1466/07, § 47, 14 octobre 2010, et Bandaletov c. Ukraine, no 23180/06, § 56, 31 octobre 2013). Et tout aussi important, lâapproche de la Cour ne tient pas compte du fait que â quel que soit le but initial des missions tripartites et la forme sous laquelle elles ont Ă©tĂ© organisĂ©es â les preuves obtenues lors des entretiens tenus Ă GuantĂĄnamo ont Ă©tĂ© effectivement admises dans la procĂ©dure pĂ©nale en France.
8. En outre, Ă supposer que lâon accepte la conclusion par laquelle la Cour dĂ©clare que les entretiens Ă GuantĂĄnamo Ă©taient sans rapport avec lâenquĂȘte qui sâest dĂ©roulĂ©e en France et que les requĂ©rants nâont pas fait lâobjet dâune « accusation en matiĂšre pĂ©nale » au sens de lâarticle 6 § 1 de la Convention au moment de leurs entretiens Ă GuantĂĄnamo, cela ne fournirait aucune rĂ©ponse Ă la question essentielle de lâaffaire, qui est de savoir si la procĂ©dure pĂ©nale en France ayant abouti Ă la condamnation des intĂ©ressĂ©s a Ă©tĂ© « Ă©quitable » au sens de lâarticle 6 § 1, compte tenu des conditions dans lesquelles les preuves ont Ă©tĂ© obtenues Ă GuantĂĄnamo. En rappelant que lorsque la Cour examine un grief fondĂ© sur lâarticle 6 § 1, elle doit essentiellement dĂ©terminer si la procĂ©dure pĂ©nale a globalement revĂȘtu un caractĂšre Ă©quitable (Ibrahim et autres, prĂ©citĂ©, §§ 250 et 254), je mâinterroge donc sur lâorientation retenue pour lâanalyse contenue dans lâarrĂȘt.
9. En ce qui concerne lâĂ©quitĂ© de la procĂ©dure pĂ©nale, je partage lâopinion de mes collĂšgues ; la Cour doit examiner si les juridictions internes ont rĂ©pondu de maniĂšre adĂ©quate aux objections soulevĂ©es par les requĂ©rants quant Ă la fiabilitĂ© et Ă la valeur probante de leurs dĂ©clarations et si elles leur ont donnĂ© une possibilitĂ© effective de contester leur recevabilitĂ© et de sâopposer effectivement Ă leur utilisation (voir le paragraphe 93 du prĂ©sent arrĂȘt, qui se rĂ©fĂšre Ă Belugin c. Russie, no 2991/06, § 74, 26 novembre 2019). Cependant, je veux ajouter que les exigences gĂ©nĂ©rales dâĂ©quitĂ© posĂ©es Ă lâarticle 6 sâappliquent Ă toutes les procĂ©dures pĂ©nales, quel que soit le type dâinfraction concernĂ©. Il est hors de question que les droits relatifs Ă lâĂ©quitĂ© du procĂšs soient attĂ©nuĂ©s pour la seule raison que les personnes concernĂ©es sont soupçonnĂ©es dâĂȘtre mĂȘlĂ©es Ă des actes de terrorisme. En ces temps difficiles, la Cour estime primordial que les Parties contractantes manifestent leur engagement pour les droits de lâhomme et la prĂ©Ă©minence du droit en veillant au respect, notamment, des garanties minimales offertes par lâarticle 6 de la Convention. Il reste que, pour dĂ©terminer si la procĂ©dure dans son ensemble a Ă©tĂ© Ă©quitable, le poids de lâintĂ©rĂȘt public Ă la poursuite de lâinfraction et Ă la sanction de son auteur peut ĂȘtre pris en considĂ©ration. De plus, il ne faut pas appliquer lâarticle 6 dâune maniĂšre qui causerait aux autoritĂ©s de police des difficultĂ©s excessives pour combattre par des mesures effectives le terrorisme et dâautres crimes graves, comme elles doivent le faire pour honorer lâobligation, dĂ©coulant pour elles des articles 2, 3 et 5 § 1 de la Convention, de protĂ©ger le droit Ă la vie et le droit Ă lâintĂ©gritĂ© physique des membres de la population. Toutefois, les prĂ©occupations dâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral ne sauraient justifier des mesures vidant de leur substance mĂȘme les droits de la dĂ©fense dâun requĂ©rant (Ibrahim et autres, prĂ©citĂ©, § 252).
10. Sur cette base, je rejoins la conclusion de mes collĂšgues selon laquelle, dans les circonstances particuliĂšres de la prĂ©sente espĂšce, des garanties suffisantes ont Ă©tĂ© accordĂ©es aux requĂ©rants au cours de la procĂ©dure pĂ©nale ayant abouti Ă leur condamnation (voir les paragraphes 94 Ă 100 du prĂ©sent arrĂȘt). NĂ©anmoins, en me rĂ©fĂ©rant au paragraphe 89 de lâarrĂȘt, jâaurais souhaitĂ© que la Cour se livre Ă une analyse plus approfondie de la relation entre les conditions gĂ©nĂ©rales de dĂ©tention Ă GuantĂĄnamo (pour lesquelles les autoritĂ©s françaises nâĂ©taient pas responsables au regard de la Convention) et la procĂ©dure pĂ©nale menĂ©e en France (pour laquelle les autoritĂ©s françaises Ă©taient responsables). Jâaurais souhaitĂ© notamment que la Cour se penche sur la question de savoir si le contexte dĂ©favorable dans lequel les agents français ont recueilli les dĂ©clarations en question Ă©tait de nature Ă entacher ces dĂ©clarations et, par consĂ©quent, sâil devait ĂȘtre pris en compte pour dĂ©terminer si la procĂ©dure pĂ©nale avait Ă©tĂ© Ă©quitable (voir, pour comparaison, MoĂŻsseĂŻev c. Russie, no 62936/00, § 222, 9 octobre 2008). Ă cet Ă©gard, jâai notĂ© lâapproche rĂ©cemment adoptĂ©e par la Cour pĂ©nale internationale dans un contexte assez comparable, qui a examinĂ© la demande dâun accusĂ© visant Ă lâexclusion des dĂ©clarations recueillies auprĂšs de lui au Mali par les procureurs de la Cour pĂ©nale internationale pendant sa dĂ©tention par les autoritĂ©s maliennes (ICC-01/12-01/18, DĂ©cision, 17 mai 2021, § 45 et suivants). Selon cette dĂ©cision, la question centrale est de savoir quelles mesures, le cas Ă©chĂ©ant, ont Ă©tĂ© mises en place pour sâassurer que les Ă©ventuelles violations dĂ©coulant du contexte et des circonstances environnantes nâont pas eu dâimpact sur leur processus de collecte de preuves, ou ne lâont pas facilitĂ©. Il appartiendra Ă notre Cour, dans une affaire future, de dĂ©terminer si une approche similaire doit ĂȘtre appliquĂ©e Ă lâarticle 6 de la Convention.