đŸŸ„ [Extrait] Mise en balance des intĂ©rĂȘts avec la libertĂ© d’expression, pas d’atteinte Ă  la prĂ©somption d’innocence pour le film « GrĂące Ă  Dieu »

Faits :

Selon l’arrĂȘt attaquĂ© (Paris, 26 juin 2019), rendu en rĂ©fĂ©rĂ©, et les productions, M. X… a Ă©tĂ© mis en examen, le 27 janvier 2016, du chef d’atteintes sexuelles sur des mineurs qui auraient Ă©tĂ© commises entre 1986 et 1991 alors qu’il Ă©tait prĂȘtre dans le diocĂšse de Lyon. Il a Ă©galement Ă©tĂ© entendu en qualitĂ© de tĂ©moin assistĂ© concernant des viols qui auraient Ă©tĂ© commis au cours de la mĂȘme pĂ©riode.

Par acte du 31 janvier 2019, il a assignĂ© les sociĂ©tĂ©s Mandarin production, Mars films et France 3 cinĂ©ma en rĂ©fĂ©rĂ© aux fins, notamment, de voir ordonner, sous astreinte, la suspension de la diffusion du film «  GrĂące Ă  Dieu », prĂ©vue le 20 fĂ©vrier 2019, quelle qu’en soit la modalitĂ©, jusqu’à l’intervention d’une dĂ©cision de justice dĂ©finitive sur sa culpabilitĂ©.

Textes et principes appliqués :

Selon l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertĂ©s fondamentales, toute personne a droit Ă  un procĂšs Ă©quitable et toute personne accusĂ©e d’une infraction est prĂ©sumĂ©e innocente jusqu’à ce que sa culpabilitĂ© ait Ă©tĂ© lĂ©galement Ă©tablie.

Selon l’article 10 de cette Convention, toute personne a droit Ă  la libertĂ© d’expression mais son exercice peut ĂȘtre soumis Ă  certaines restrictions ou sanctions prĂ©vues par la loi qui constituent des mesures nĂ©cessaires, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, notamment Ă  la protection de la rĂ©putation ou des droits d’autrui pour empĂȘcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autoritĂ© et l’impartialitĂ© du pouvoir judiciaire.

En vertu de l’article 9-1 du code civil, le juge peut, mĂȘme en rĂ©fĂ©rĂ©, sans prĂ©judice de la rĂ©paration du dommage subi, prescrire toutes mesures aux fins de faire cesser l’atteinte Ă  la prĂ©somption d’innocence. Une telle atteinte est constituĂ©e Ă  condition que l’expression litigieuse soit exprimĂ©e publiquement et contienne des conclusions dĂ©finitives tenant pour acquise la culpabilitĂ© d’une personne pouvant ĂȘtre identifiĂ©e relativement Ă  des faits qui font l’objet d’une enquĂȘte ou d’une instruction judiciaire, ou d’une condamnation pĂ©nale non encore irrĂ©vocable (1re Civ., 10 avril 2013, pourvoi n° 11-28.406, Bull. 2013, I, n° 77).

Le droit Ă  la prĂ©somption d’innocence et le droit Ă  la libertĂ© d’expression ayant la mĂȘme valeur normative, il appartient au juge saisi de mettre ces droits en balance en fonction des intĂ©rĂȘts en jeu et de privilĂ©gier la solution la plus protectrice de l’intĂ©rĂȘt le plus lĂ©gitime.

Cette mise en balance doit ĂȘtre effectuĂ©e en considĂ©ration, notamment, de la teneur de l’expression litigieuse, sa contribution Ă  un dĂ©bat d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, l’influence qu’elle peut avoir sur la conduite de la procĂ©dure pĂ©nale et la proportionnalitĂ© de la mesure demandĂ©e (CEDH, arrĂȘt du 29 mars 2016, BĂ©dat c. Suisse [GC], n° 56925/08).

ApprĂ©ciation de la cour d’appel :

L’arrĂȘt retient, d’abord, que, si le film retrace le parcours de trois personnes qui se disent victimes d’actes Ă  caractĂšre sexuel infligĂ©s par le prĂȘtre en cause lorsqu’ils Ă©taient scouts, fait Ă©tat de la dĂ©nonciation de ces faits auprĂšs des services de police et de la crĂ©ation d’une association rassemblant d’autres personnes se dĂ©clarant victimes de faits similaires et si, Ă  la suite de plusieurs plaintes dont celles Ă©manant des personnages principaux du film, M. X… fait l’objet d’une information judiciaire en cours au jour de sa diffusion en salles, ce film n’est cependant pas un documentaire sur le procĂšs Ă  venir et que, prĂ©sentĂ© par son auteur comme une oeuvre sur la libĂ©ration de la parole de victimes de pĂ©dophilie au sein de l’église catholique, il s’inscrit dans une actualitĂ© portant sur la dĂ©nonciation de tels actes au sein de celle-ci et dans un dĂ©bat d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral qui justifie que la libertĂ© d’expression soit respectĂ©e et que l’atteinte susceptible de lui ĂȘtre portĂ©e pour assurer le droit Ă  la prĂ©somption d’innocence soit limitĂ©e.

L’arrĂȘt prĂ©cise, ensuite, que le film dĂ©bute sur un carton indiquant « Ce film est une fiction, basĂ©e sur des faits rĂ©els », informant le public qu’il s’agit d’une oeuvre de l’esprit et s’achĂšve par un autre carton mentionnant « Le pĂšre X… bĂ©nĂ©ficie de la prĂ©somption d’innocence. Aucune date de procĂšs n’a Ă©tĂ© fixĂ©e », que cette information Ă  l’issue du film venant avant le gĂ©nĂ©rique, tous les spectateurs sont ainsi informĂ©s de cette prĂ©somption au jour de la sortie du film. Il constate, par motifs adoptĂ©s, que les Ă©lĂ©ments exposĂ©s dans le film Ă©taient dĂ©jĂ  connus du public. Il ajoute que l’éventuel procĂšs de M. X… n’est pas mĂȘme prĂ©vu Ă  une date proche et qu’il n’est pas portĂ© atteinte au droit de l’intĂ©ressĂ© Ă  un procĂšs Ă©quitable.

Il Ă©nonce, enfin, que la suspension de la sortie du film jusqu’à l’issue dĂ©finitive de la procĂ©dure pĂ©nale mettant en cause M. X… pourrait Ă  l’évidence ne permettre sa sortie que dans plusieurs annĂ©es, dans des conditions telles qu’il en rĂ©sulterait une atteinte grave et disproportionnĂ©e Ă  la libertĂ© d’expression.

Solution de la Cour de cassation [rejet du pourvoi] :

De ces constatations et Ă©nonciations, desquelles il rĂ©sulte qu’elle a procĂ©dĂ© Ă  la mise en balance des intĂ©rĂȘts en prĂ©sence et apprĂ©ciĂ© l’impact du film et des avertissements donnĂ©s aux spectateurs au regard de la procĂ©dure pĂ©nale en cours, sans retenir que la culpabilitĂ© de l’intĂ©ressĂ© aurait Ă©tĂ© tenue pour acquise avant qu’il ne soit jugĂ©, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de procĂ©der aux constatations invoquĂ©es par les premiĂšre et quatriĂšme branches et Ă  la recherche visĂ©e par la septiĂšme branche qui ne lui avait pas Ă©tĂ© demandĂ©e, a dĂ©duit, Ă  bon droit, que la suspension de la diffusion de l’oeuvre audiovisuelle « GrĂące Ă  Dieu » jusqu’à ce qu’une dĂ©cision dĂ©finitive sur la culpabilitĂ© de celui-ci soit rendue constituerait une mesure disproportionnĂ©e aux intĂ©rĂȘts en jeu.

Il s’ensuit que le moyen, qui manque en fait en sa troisiĂšme branche et est inopĂ©rant en ses cinquiĂšme et sixiĂšme branches qui critiquent des motifs surabondants, n’est pas fondĂ© pour le surplus.


Cass. 1civ., 6 janvier 2021, n°19-21.718