đŸŸ„ [Extrait] Couvre-feu : L’absence de dĂ©rogation permettant de se rendre chez un professionnel du droit porte atteinte Ă  la libertĂ© fondamentale d’exercer un recours effectif devant une juridiction

Pour le Conseil d’Etat, l’absence de toute dĂ©rogation permettant de se rendre chez un professionnel du droit et notamment un avocat pour un acte ou une dĂ©marche qui ne peut ĂȘtre rĂ©alisĂ© Ă  distance au-delĂ  de 18 heures porte une atteinte grave et manifestement illĂ©gale Ă  la libertĂ© fondamentale d’exercer un recours effectif devant une juridiction dans des conditions assurant un respect effectif des droits de la dĂ©fense et du droit Ă  un procĂšs Ă©quitable.

Il s’en suit que l’exĂ©cution du I de l’article 4 du dĂ©cret du 29 octobre 2020 en ce qu’il ne prĂ©voit aucune exception pour se rendre chez un professionnel du droit, pour un acte ou une dĂ©marche qui ne peuvent ĂȘtre rĂ©alisĂ©s Ă  distance est suspendue.


Sur le cadre juridique du litige :

3. Aux termes de l’article L. 3131-12 du code de la santĂ© publique, issu de la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face Ă  l’épidĂ©mie de Covid-19 : « L’état d’urgence sanitaire peut ĂȘtre dĂ©clarĂ© sur tout ou partie du territoire mĂ©tropolitain ainsi que du territoire des collectivitĂ©s rĂ©gies par les articles 73 et 74 de la Constitution et de la Nouvelle-CalĂ©donie en cas de catastrophe sanitaire mettant en pĂ©ril, par sa nature et sa gravitĂ©, la santĂ© de la population ». L’article L. 3131-13 du mĂȘme code dispose que : « L’état d’urgence sanitaire est dĂ©clarĂ© par dĂ©cret en conseil des ministres pris sur le rapport du ministre chargĂ© de la santĂ©. Ce dĂ©cret motivĂ© dĂ©termine la ou les circonscriptions territoriales Ă  l’intĂ©rieur desquelles il entre en vigueur et reçoit application. Les donnĂ©es scientifiques disponibles sur la situation sanitaire qui ont motivĂ© la dĂ©cision sont rendues publiques. / (
) / La prorogation de l’état d’urgence sanitaire au-delĂ  d’un mois ne peut ĂȘtre autorisĂ©e que par la loi, aprĂšs avis du comitĂ© de scientifiques prĂ©vu Ă  l’article L. 131-19. » Aux termes du I de l’article L. 3131-15 du mĂȘme code : « Dans les circonscriptions territoriales oĂč l’état d’urgence sanitaire est dĂ©clarĂ©, le Premier ministre peut, par dĂ©cret rĂ©glementaire pris sur le rapport du ministre chargĂ© de la santĂ©, aux seules fins de garantir la santĂ© publique : (
) 5° Ordonner la fermeture provisoire et rĂ©glementer l’ouverture, y compris les conditions d’accĂšs et de prĂ©sence, d’une ou plusieurs catĂ©gories d’établissements recevant du public ainsi que des lieux de rĂ©union, en garantissant l’accĂšs des personnes aux biens et services de premiĂšre nĂ©cessitĂ©. » Ce mĂȘme article prĂ©cise Ă  son III que les mesures prises en application de ses dispositions « sont strictement proportionnĂ©es aux risques sanitaires encourus et appropriĂ©es aux circonstances de temps et de lieu. Il y est mis fin sans dĂ©lai lorsqu’elles ne sont plus nĂ©cessaires. ».

4. L’émergence d’un nouveau coronavirus, responsable de la maladie Ă  coronavirus 2019 ou Covid-19 et particuliĂšrement contagieux, a Ă©tĂ© qualifiĂ©e d’urgence de santĂ© publique de portĂ©e internationale par l’Organisation mondiale de la santĂ© le 30 janvier 2020, puis de pandĂ©mie le 11 mars 2020. La propagation du virus sur le territoire français a conduit les autoritĂ©s compĂ©tentes Ă  prendre diverses mesures destinĂ©es Ă  rĂ©duire les risques de contagion. Une nouvelle progression de l’épidĂ©mie de covid-19 sur le territoire national a conduit le PrĂ©sident de la RĂ©publique Ă  prendre, le 14 octobre 2020, sur le fondement des articles L. 3131-12 et L. 3131-13 du code de la santĂ© publique, un dĂ©cret dĂ©clarant l’état d’urgence sanitaire Ă  compter du 17 octobre 2020 sur l’ensemble du territoire de la RĂ©publique. L’article 1er de la loi du 14 novembre 2020 autorisant la prorogation de l’état d’urgence sanitaire et portant diverses mesures de gestion de la crise sanitaire modifiĂ© par la loi du 15 fĂ©vrier 2021 a prorogĂ© l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 1er juin 2021 inclus. Le Premier ministre a pris, sur le fondement de l’article L. 3131-15 du code de la santĂ© publique, le dĂ©cret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures gĂ©nĂ©rales nĂ©cessaires pour faire face Ă  l’épidĂ©mie de covid-19 dans le cadre de l’urgence sanitaire, mesures qui ont Ă©tĂ© adaptĂ©es Ă  l’évolution de la situation sanitaire par les dĂ©crets du 27 novembre et du 14 dĂ©cembre 2020 ainsi que par le dĂ©cret du 15 janvier 2021, qui a notamment avancĂ© Ă  18 heures le couvre- feu en vigueur sur l’ensemble du territoire national, sous rĂ©serve des exceptions Ă©numĂ©rĂ©es Ă  l’article 4 du dĂ©cret.

Sur la demande en référé :

5. L’Ordre des avocats du barreau de Montpellier demande au juge des rĂ©fĂ©rĂ©s du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative d’ordonner la suspension de l’exĂ©cution de l’article 4 du dĂ©cret du 29 octobre 2020 en tant qu’il ne prĂ©voit pas de dĂ©rogation au couvre-feu instaurĂ© de 18 heures Ă  6 heures du matin afin d’effectuer des dĂ©placements pour se rendre chez un professionnel du droit pour un acte ou une dĂ©marche qui ne peuvent ĂȘtre rĂ©alisĂ©s Ă  distance.

6. Aux termes du I de l’article 4 du dĂ©cret du 29 octobre 2020, dans sa version issu du dĂ©cret du 15 janvier 2021 : « Tout dĂ©placement de personne hors de son lieu de rĂ©sidence est interdit entre 18 heures et 6 heures du matin Ă  l’exception des dĂ©placements pour les motifs suivants, en Ă©vitant tout regroupement de personnes :
1° DĂ©placements Ă  destination ou en provenance : / a) Du lieu d’exercice ou de recherche d’une activitĂ© professionnelle et dĂ©placements professionnels ne pouvant ĂȘtre diffĂ©rĂ©s ; / b) Des Ă©tablissements ou services d’accueil de mineurs, d’enseignement ou de formation pour adultes mentionnĂ©s aux articles 32 Ă  35 du prĂ©sent dĂ©cret ; / c) Du lieu d’organisation d’un examen ou d’un concours ;
2° DĂ©placements pour des consultations, examens, actes de prĂ©vention et soins ne pouvant ĂȘtre assurĂ©s Ă  distance ou pour l’achat de produits de santĂ© ;
3° DĂ©placements pour motif familial impĂ©rieux, pour l’assistance aux personnes vulnĂ©rables ou prĂ©caires ou pour la garde d’enfants ;
4° Déplacements des personnes en situation de handicap et, le cas échéant, de leur accompagnant ;
5° Déplacements pour répondre à une convocation judiciaire ou administrative ;
6° DĂ©placements pour participer Ă  des missions d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral sur demande de l’autoritĂ© administrative ;
7° Déplacements liés à des transferts ou transits vers ou depuis des gares ou aéroports dans le cadre de déplacements de longue distance ;
8° DĂ©placements brefs, dans un rayon maximal d’un kilomĂštre autour du domicile pour les besoins des animaux de compagnie. » Il rĂ©sulte de ces dispositions, ainsi que l’a confirmĂ© l’administration lors de l’instruction et notamment lors de l’audience publique, qu’il n’existe, en l’état, aucune dĂ©rogation spĂ©cifique permettant aux personnes de se trouver hors de leur lieu de rĂ©sidence pour se rendre chez un professionnel du droit, en dehors des exceptions gĂ©nĂ©rales par ailleurs prĂ©vues par ces dispositions.

7. D’une part, l’Ordre des avocats du barreau de Montpellier ainsi que les ordres et reprĂ©sentants de la profession d’avocats intervenants font valoir que l’interdiction de toute dĂ©rogation spĂ©cifique au couvre-feu en vigueur Ă  partir de 18 heures sur l’ensemble du territoire national pour se rendre chez un professionnel du droit porte une atteinte grave et manifeste au droit Ă  un recours juridictionnel effectif qui implique notamment la possibilitĂ© d’assurer de maniĂšre effective sa dĂ©fense devant un juge et donc, notamment, la possibilitĂ© de disposer de l’assistance effective d’un avocat dans un cadre qui assure la confidentialitĂ© des Ă©changes tout en permettant au justiciable de prĂ©senter les Ă©lĂ©ments de sa situation. Ils soulignent Ă  cet Ă©gard que l’interdiction de tout dĂ©placement hors de son lieu de rĂ©sidence Ă  partir de 18 heures en dehors des exceptions rappelĂ©es au point 6 pose une difficultĂ© particuliĂšre pour les personnes qui ont des horaires professionnels contraignants au cours de la journĂ©e et que la consultation d’un avocat par tĂ©lĂ©confĂ©rence depuis son domicile, outre qu’elle n’est matĂ©riellement pas possible pour une partie de la population, ne permet pas d’assurer le nĂ©cessaire secret des Ă©changes entre le client et son avocat, notamment lorsque le domicile est partagĂ© alors qu’est en cause un diffĂ©rend familial ou privĂ©. Ils font valoir Ă©galement, que l’exception prĂ©vue au 1° pour les dĂ©placements professionnels est susceptible de porter atteinte Ă  l’équilibre des armes entre les parties Ă  un procĂšs lorsque l’une des parties peut ĂȘtre regardĂ©e comme un professionnel alors qu’il n’en va pas de mĂȘme pour l’autre, en particulier dans le cas oĂč il existe une situation d’urgence telle que la proximitĂ© de la tenue de l’audience. Ils indiquent en outre que les avocats Ă©tant, en particulier pour certaines spĂ©cialitĂ©s, astreints Ă  ĂȘtre prĂ©sents aux audiences pendant les heures non soumises Ă  couvre-feu, ils ne peuvent, en pratique, recevoir leurs clients qu’entre 18 et 20 heures voire 21 heures et se trouvent donc placĂ©s dans l’impossibilitĂ© de le faire par la mesure en cause. Ils relĂšvent, enfin, que, dans sa version initiale, le I de l’article 4 du dĂ©cret du 29 octobre 2020 prĂ©voyait, Ă  son 7°, une exception « pour se rendre (
) chez un professionnel du droit, pour un acte ou une dĂ©marche qui ne peuvent ĂȘtre rĂ©alisĂ©s Ă  distance » qui a Ă©tĂ© supprimĂ©e par le dĂ©cret du 15 janvier 2021, alors mĂȘme que la situation sanitaire avait alors conduit Ă  un confinement gĂ©nĂ©ral de la population.

8. D’autre part, l’administration fait valoir en dĂ©fense que l’exception pour se rendre chez un professionnel du droit prĂ©vue initialement au 7° du dĂ©cret du 29 octobre 2020 dans sa version initiale avait Ă©tĂ© mise en place dans le cadre du confinement gĂ©nĂ©ralisĂ©e de la population, mesure qui n’est plus actuellement en vigueur et Ă  laquelle s’est substituĂ©e une simple interdiction d’ĂȘtre hors de son lieu de rĂ©sidence entre 18 heures et 6 heures. L’administration souligne en outre que cette mesure de couvre-feu est justifiĂ©e par la gravitĂ© persistante de la situation sanitaire et la nĂ©cessitĂ© qui en dĂ©coule de limiter au maximum les dĂ©placements de population aprĂšs 18 heures. La suppression de la dĂ©rogation pour se rendre chez un professionnel du droit n’empĂȘche pas les personnes qui souhaitent consulter un professionnel du droit et notamment un avocat de pouvoir le faire sans aucune restriction entre 6 heures et 18 heures, ce qui laisse une plage horaire trĂšs importante pour rĂ©aliser ces consultations, qui demeurent en outre possibles au-delĂ  de 18 heures, mĂȘme en dehors des exceptions prĂ©vues par le dĂ©cret, en ayant recours Ă  la tĂ©lĂ©confĂ©rence.

9. Toutefois, il rĂ©sulte de l’instruction et notamment des Ă©changes lors de l’audience publique, que l’interdiction de toute dĂ©rogation spĂ©cifique pour consulter un professionnel du droit et en particulier un avocat au-delĂ  de 18 heures est de nature Ă  rendre difficile voire, dans certains cas, impossible en pratique l’accĂšs Ă  un avocat dans des conditions, notamment en termes de respect effectif du secret des Ă©changes entre l’avocat et son client, conformes aux exigences du respect des droits de la dĂ©fense pour les personnes qui sont astreintes Ă  des contraintes horaires notamment en raison de leur profession, la consultation par tĂ©lĂ©confĂ©rence depuis son domicile, mĂȘme lorsqu’elle est matĂ©riellement possible, pouvant ne pas ĂȘtre de nature Ă  rĂ©pondre Ă  ces exigences en particulier s’agissant de diffĂ©rend de nature familiale ou personnelle. En outre, ainsi que l’administration l’a elle-mĂȘme confirmĂ© lors de l’audience publique, dans certains contentieux, tels que ceux qui opposent un consommateur et un professionnel de la vente ou de l’assurance ou encore un employĂ© et son entreprise, l’exception prĂ©vue au 1° du I de l’article 4 est susceptible de permettre au professionnel en cause ou au chef de l’entreprise concernĂ©e ou Ă  son reprĂ©sentant de se rendre, au-delĂ  de 18 heures, au cabinet de son avocat pour le consulter en sa qualitĂ© de professionnel au bĂ©nĂ©fice de l’exception du 1° alors qu’il ne pourra en aller ainsi pour le consommateur ou l’employĂ© en cause.

10. Dans ces conditions, eu Ă©gard Ă  ce qui prĂ©cĂšde, il rĂ©sulte de l’instruction, et notamment des dĂ©bats tenus lors de l’audience publique, que l’absence de toute dĂ©rogation permettant de se rendre chez un professionnel du droit et notamment un avocat pour un acte ou une dĂ©marche qui ne peut ĂȘtre rĂ©alisĂ© Ă  distance au-delĂ  de 18 heures porte une atteinte grave et manifestement illĂ©gale Ă  la libertĂ© fondamentale d’exercer un recours effectif devant une juridiction dans des conditions assurant un respect effectif des droits de la dĂ©fense et du droit Ă  un procĂšs Ă©quitable.

11. Par suite, l’administration ne contestant pas que la condition d’urgence est, en l’espĂšce, remplie, l’Ordre requĂ©rant est fondĂ© Ă  demander la suspension de l’exĂ©cution du I de l’article 4 du dĂ©cret du 29 octobre 2020 en ce qu’il ne prĂ©voit aucune exception pour se rendre chez un professionnel du droit, pour un acte ou une dĂ©marche qui ne peuvent ĂȘtre rĂ©alisĂ©s Ă  distance. Eu Ă©gard Ă  l’office du juge des rĂ©fĂ©rĂ©s statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, il n’y a pas lieu de prononcer d’injonction au Gouvernement.


CommuniquĂ© (dĂ©cision jointe : Conseil d’Etat, ordonnance du 3 mars 2021, n°449764)