1. Consciente de la gravité de la situation sanitaire, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’inquiète néanmoins de la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire (EUS), à compter du 17 octobre 2020 (1) et de l’autorisation de le proroger jusqu’au 16 février 2021 par la loi du 14 novembre 2020 (2).
2. L’état d’urgence sanitaire habilite le Gouvernement à adopter par décret des mesures générales gravement restrictives de droits et libertés. La CNCDH rappelle qu’un tel état d’exception ayant pour objet la dérogation au cadre juridique de l’Etat de droit, sa mise en œuvre exige un encadrement strict, en particulier quant au caractère exceptionnel des circonstances, à son impact sur la vie de la Nation, ainsi qu’à sa durée (3).
3. La reprise du développement de l’épidémie de covid-19 était une hypothèse envisagée, notamment par le Comité de scientifiques (4). Par ailleurs, l’impact de l’épidémie sur le fonctionnement des institutions publiques n’est en aucun cas comparable à ce qu’il était au printemps 2020. Désormais, les deux Assemblées peuvent se réunir normalement et les restrictions à leur fonctionnement régulier ne peuvent plus être justifiées.
Le recours à l’EUS préoccupe la CNCDH, qui y voit l’illustration du recours systématique à un régime d’exception quel que soit le nom qu’on lui donne. Ainsi, au cours des cinq dernières années, des régimes d’exception se sont appliqués pendant près de deux ans et demi (5). Le respect de la compétence exclusive du Parlement pour restreindre par des normes générales et abstraites les droits et libertés implique de limiter le recours à l’état d’urgence sanitaire aux seules situations dans lesquelles le Parlement ne peut se réunir.
4. La CNCDH regrette que le Parlement se soit dessaisi en habilitant le Gouvernement à rétablir, prolonger voire adapter par ordonnances des mesures adoptées sur la base de la loi du 23 mars 2020. Le Gouvernement peut de nouveau déroger à des règles d’organisation judiciaire et de procédure pénale, restreignant ainsi les garanties de procès équitable (contradictoire, publicité, droits de la défense) (6) comme il l’a fait dans l’ordonnance du 18 novembre 2020, notamment en étendant la possibilité de recours à la visioconférence sans recueillir l’accord des parties (article 2) (7). Le Conseil constitutionnel a interprété strictement la faculté accordée au Gouvernement en estimant que cette habilitation « à prolonger ou à rétablir les mesures mentionnées au paragraphe précédent ou à les modifier » devait n’être considérée comme applicable que « dans la seule mesure nécessaire, d’une part, à cette prolongation ou ce rétablissement et, d’autre part, à leur adaptation aux conditions particulières de l’état de la situation sanitaire. En outre, l’unique objet des ordonnances ainsi adoptées ne peut être que de remédier aux conséquences de la propagation de l’épidémie de covid-19 et des décisions prises pour limiter cette propagation » (8). La CNCDH s’inquiète de l’étendue du cumul résultant de ces habilitations et de la prorogation de l’état d’urgence sanitaire.
5. La CNCDH rappelle que, si des mesures limitatives de droits et libertés peuvent être prises compte tenu de situations exceptionnelles, c’est à la condition qu’elles respectent les principes de nécessité, d’adaptation et de proportionnalité.
Le Gouvernement justifie les mesures prises par l’étendue de l’épidémie de covid-19 et ses effets sur l’organisation de la santé publique, sur la base d’indicateurs qui sont de facto devenus des critères de décisions en matière de restriction des droits et libertés. La CNCDH s’interroge sur la légitimité de mesures de restrictions des droits et libertés non fondées sur un choix du législateur, ainsi que sur la fiabilité du système de remontée des données (9).
Faute d’indicateurs fiables et élaborés de façon transparente, c’est la confiance des citoyens dans les pouvoirs publics qui est en jeu.
6. La CNCDH rappelle que le caractère de nécessité des mesures restrictives de droits et liberté oblige le Gouvernement à ne retenir que des mesures absolument indispensables à la lutte contre l’épidémie s’agissant du choix des activités objet de restrictions.
7. La CNCDH exprime à nouveau ses inquiétudes sur le traçage numérique (10). Le remplacement de stop-covid par tous-anti-covid ne constitue en rien une réponse de nature à rassurer quant au respect de la vie privée et du secret médical.
8. La CNCDH rappelle également que certaines mesures restrictives de liberté, comme le confinement ou le couvre-feu, ont des effets démesurés sur les personnes les plus précaires. En ce sens, elle regrette le peu d’enseignements tirés du premier confinement. La commission est préoccupée par certaines informations alarmantes faisant état de restrictions à l’accès aux droits, en particulier aux soins, des plus fragiles notamment de personnes âgées, de celles en situation de handicap, des migrants, des travailleurs précaires, des personnes vivant dans la pauvreté, sans abri ou vivant dans des campements… Elle s’alarme d’éventuelles sanctions du non-respect par les personnes testées positives ou cas contacts de leur obligation d’isolement, ce qui pourrait dissuader du recours au dépistage et créerait un précédent dangereux en matière de lutte contre des infections transmissibles. Elle déplore également les conditions sanitaires dans certains lieux de privation de liberté (établissements pénitentiaires, centres de rétention administrative, zones d’attente…).
9. Elle constate que les moyens humains et matériels de l’hôpital public n’ont pas été renforcés à hauteur des besoins, entraînant des déprogrammations d’interventions et retardant les diagnostics, créant ainsi un autre risque sanitaire. Elle s’alarme que des fermetures de lits soient encore préconisées (11). Enfin, elle s’émeut du manque de prise en compte des questions liées à la santé mentale et de l’impact des mesures de confinement sur les personnes isolées ou hospitalisées.
10. La CNCDH est préoccupée également par les atteintes aux droits sociaux, notamment de celles pouvant résulter de l’habilitation à remettre en vigueur, à prolonger ou à adapter par ordonnance des mesures déjà adoptées en application de la loi du 23 mars 2020 (12).
La CNCDH regrette l’absence d’un véritable dialogue social lors de l’adoption de ces dispositions.
11. La CNCDH rappelle (13) que les dérogations aux droits et libertés adoptées sur le fondement de l’EUS doivent être conformes à l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme et à l’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et s’inquiète à nouveau de l’absence de toute notification de dérogation par la France (14).
12. La CNCDH souligne que le recours à l’état d’urgence sanitaire, ainsi que la multiplication du recours aux ordonnances, renforcent la concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif et contribuent aussi à un sentiment de distance, voire de défiance, entre les citoyens et les pouvoirs publics.
13. La CNCDH rappelle, par ailleurs, que, dès lors que la situation sanitaire ne justifierait plus la mise en œuvre de ce régime d’exception, le Gouvernement devrait sans délai y mettre un terme, le cas échéant sur les parties du territoire où il ne serait pas strictement nécessaire. De même, il devrait être mis fin « sans délai lorsqu’elles ne sont plus nécessaires » (15) aux mesures restrictives de libertés adoptées, le cas échéant pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire (16).
(1) Décret n° 2020-1257 du 14 octobre 2020.
(2) Décision n° 2020-808 DC.
(3) CNCDH, 28 avril 2020, Avis « Etat d’urgence sanitaire etet Etat de droit » (JO n° 0108 du 3 mai 2020, texte n° 49).
(4) Article L. 3131-19 du CSP.
(5) Etat d’urgence de la loi de 1955 appliquée dans le cadre de la lutte antiterroriste du 13 novembre 2015 au 1 novembre 2017, état d’urgence sanitaire du 23 mars au 10 juillet 2020, régime d’exception non dénommé du 11 juillet au 16 octobre 2020 (CNCDH, 23 juin 2020, Déclaration relative au projet de loi organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire, JO 28 juin 2020, texte n° 76), état d’urgence sanitaire à partir du 17 octobre 2020 et au moins jusqu’au 16 février 2021).
(6) Art. 10 de la loi n° 2020-1379 du 14 novembre 2020 renvoyant à l’article 11 I 2° c) de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020.
(7) L’ordonnance n° 2020-1401 du 18 novembre 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions judiciaires statuant en matière pénale prévoit également la multiplication des restrictions apportées à la publicité (article 4) et l’extension du juge unique à toutes les juridictions par un décret constatant la persistance d’une crise sanitaire de nature à compromettre le fonctionnement des juridictions (article 6).
(8) Décision n° 2020-808 DC du 13 novembre 2020, par. 32.
(9) Voir le communiqué de Santé publique France du 5 novembre qui fait état de « difficultés rencontrées dans la remontée des données depuis le 28 octobre » : (https://www.santepubliquefrance.fr/presse/2020/point-epidemiologique-intermediaire-covid-19-du-5-novembre-des-indicateurs-hospitaliers-en-hausse)
(10) Voir CNCDH, 28 avril 2020, Avis sur le suivi numérique des personnes (JO 3 mai 2020, texte n° 50).
(11) Voir par exemple, préconisant des fermetures de lit, https: //www.ccomptes.fr/system/files/2020-10/OCR2020-20.pdf
(12) Art 10 de la loi n° 2020-1379 du 14 novembre 2020 renvoyant à l’article 11 I b) de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020.
(13) CNCDH, 28 avril 2020, Avis « Etat d’urgence sanitaire et Etat de droit », JO 3 mai 2020, texte n° 49.
(14) Sur l’application de l’art. 15 de la CEDH en période de covid-19, voir la liste des notifications effectuées par les Etats : https://www.coe.int/en/web/conventions/full-list/-/conventions/webContent/62111354)
(15) CSP, art. L. 3131-15 et L. 3131-16.
(16) CNCDH, 28 avril 2020, Avis « Etat d’urgence sanitaire et Etat de droit » ; CNCDH, 26 mai 2020, Avis « Prorogation de l’Etat d’urgence sanitaire et libertés ».