🟧 Avis CNCDH sur le jugement des ressortissants français détenus dans le Nord Est syrien

Références

NOR : CDHX2205915V
Source : JORF n°0046 du 24 février 2022, texte n° 79

Avis

Assemblée plénière du 17 février 2022
(Adoption à l’unanimité moins une abstention)

Introduction

1. Depuis la défaite territoriale du groupe terroriste Etat islamique (EI) lors de la chute de Baghouz dans l’Est de la Syrie, en mars 2019, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont été capturées et sont détenues dans des camps ou des centres pénitentiaires contrôlés par l’Administration autonome du Nord-Est Syrien (AANES).

2. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’est déjà prononcée à deux reprises en faveur du rapatriement urgent des enfants se trouvant dans les camps de Roj et Al Hol et de leurs mères (1). Elle a également pris position contre le transfert en Irak des hommes suspectés d’avoir participé aux crimes de l’EI, en raison de la peine de mort encourue et de l’absence de garanties de procès équitables dans ce pays (2).

3. Après avoir participé à une mission au Nord-Est syrien avec Avocats sans frontières France et le Conseil national des barreaux, la CNCDH s’est saisie de la situation de la soixantaine de ressortissants français qui seraient actuellement détenus dans cette zone, en attente de jugement depuis leur capture, parfois antérieure à mars 2019.

4. Ces trois années d’attente en détention sans présentation à un juge portent atteinte au droit d’être jugé dans un délai raisonnable (3). Selon la Commission d’enquête des Nations Unies sur la Syrie, ces détenus se trouvent dans « un flou juridique puisqu’ils ne sont ni poursuivis pour association avec Daesh ni rapatriés », ce qui les expose « à une détention sans limite de durée » (4). De plus, leur détention s’effectue, selon des sources dignes de foi, dans des lieux surpeuplés et souvent non dédiés à l’enfermement pénitentiaire (anciennes écoles par exemple) (5) tandis qu’il est fait état de traitements inhumains et dégradants et de l’absence d’accès aux soins médicaux.

5. Enfin, il ressort de la plupart des auditions auxquelles a procédé la Commission que l’impératif de sécurité, tant national qu’international, commande également le rapatriement des détenus français en vue de leur jugement en France.

L’objectif de sécurité dans le Nord-Est syrien et en Europe

6. La situation sécuritaire dans le Kurdistan syrien reste très instable. Les spécialistes s’accordent à dire que, même s’il a perdu son assise territoriale, l’EI, profitant de l’insécurité régnant en Irak et en Syrie, est toujours actif et multiplie les attaques violentes et meurtrières dans la région.

7. Les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) ont d’ailleurs, à plusieurs reprises, alerté sur la multiplication des « cellules dormantes » armées de l’EI et le danger que représentent les centres de détention abritant des djihadistes de différentes nationalités (6) : l’attaque de ces centres visant à en libérer les détenus est au cœur de leur stratégie (7) comme l’illustre l’assaut donné par l’EI, dans la nuit du 20 au 21 janvier 2022, à la prison de Ghwayran, à Hassaké. Le plus violent depuis la défaite de l’EI, il aurait fait des centaines de morts et aurait permis l’évasion de dizaines de prisonniers (8). Le statu quo présente donc un danger, non seulement pour la zone irako-syrienne mais également pour la France et l’Europe (9), les dernières années ayant montré la gravité des attentats organisés depuis la Syrie sur le sol européen.

L’obligation de présenter les suspects à un juge

8. La CNCDH considère que la détention sans jugement de ces personnes depuis près de trois ans ne saurait se pérenniser notamment au regard des articles 9 § 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et 5 § 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantissent à toute personne privée de liberté du chef d’une infraction pénale le droit d’être jugée dans un délai raisonnable. Dès lors, se pose la question de savoir si ces Français actuellement détenus sans jugement depuis trois ans doivent être jugés par un tribunal international, par des tribunaux locaux, ou en France.

L’apparent abandon du projet de jugement par un tribunal international

9. La CNCDH a pu s’entretenir avec les autorités du Nord-Est syrien à l’occasion de sa mission précitée. A cette occasion, ces autorités ont exprimé leur regret face à l’apparent abandon du projet de constitution d’un tribunal international chargé de juger les combattants terroristes étrangers.

10. La Cour pénale internationale (CPI) n’a pas été saisie et il semble peu vraisemblable qu’elle le soit. Sans doute serait-elle compétente à l’égard d’accusés français puisque la France a ratifié son Statut, mais outre que sa compétence n’est que subsidiaire à celle des juridictions nationales, elle ne peut connaître que des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, sans pouvoir prendre spécifiquement en compte leur dimension terroriste. Elle n’aurait enfin probablement pas la capacité de juger un nombre aussi élevé d’accusés.

11. La constitution d’un tribunal pénal international ad hoc par le Conseil de sécurité, en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, semble, elle aussi, rendue impossible par le droit de veto qu’exercerait la Russie. Si d’autres formes de tribunaux internationaux ou hybrides pourraient être envisagées, elles ne poseraient pas moins de difficultés, notamment juridiques (acte fondateur, composition, droit applicable, définition des crimes…). En outre, la création de telles juridictions prendrait plusieurs années, ce qui n’est plus envisageable au regard du temps déjà passé en détention par les intéressés.

Les difficultés d’un jugement par les autorités du Nord-Est syrien

12. Dans ces conditions l’Administration autonome du Nord-Est syrien (AANES) avait annoncé, lors d’une conférence de presse tenue le 23 février 2020, qu’elle envisageait de faire juger les djihadistes présumés par ses propres tribunaux et appelé la communauté internationale à lui fournir l’assistance juridique et technique nécessaire.

13. Deux ans plus tard, l’assistance demandée n’a pas été apportée. Les magistrats anti-terroristes locaux rencontrés lors de la mission précitée ont souligné les difficultés matérielles et juridiques auxquelles ils sont confrontés : manque d’interprètes et de traducteurs ; manque d’une coopération des autorités judiciaires des pays d’origine pour identifier les suspects et reconstituer leurs itinéraires ; incertitudes sur la reconnaissance à l’étranger des jugements susceptibles d’être rendus ; incertitudes sur le sort des condamnés tant pour l’exécution de leurs peines qu’à l’issue de celles-ci ; impact financier de l’organisation de tels procès sur une administration déjà très dépendante de l’aide internationale. Le fait que la région administrée par l’AANES ne constitue pas un Etat reconnu par la communauté internationale n’est pas le moindre de ces obstacles.

Les atteintes aux droits de l’Homme qui résulteraient d’un jugement en Irak

14. La France semble désormais privilégier la piste d’un jugement des Français détenus en Syrie par les tribunaux irakiens. La CNCDH exprime toutefois ses fortes réserves à l’égard d’un tel projet. En février 2019, des Français soupçonnés d’appartenance à l’EI ont été transférés depuis le Nord-Est syrien vers l’Irak afin d’y être jugés pour appartenance à l’EI et faits de terrorisme. Onze d’entre eux ont été jugés entre mai et juin 2019 et condamnés à mort par la Cour pénale centrale de Bagdad. Ce précédent a montré qu’au-delà même du maintien de la peine de mort, qui constituerait à soi seul un motif d’opposition au projet, l’absence des garanties minimales du procès équitable et l’opacité des conditions du transfèrement de Syrie en Irak ajoutent aux raisons pour lesquelles la CNCDH ne peut, en l’état, qu’appeler le gouvernement à renoncer à un tel projet.

La nécessité d’un jugement en France

15. Bien que le gouvernement français ait publiquement mentionné à plusieurs reprises sa préférence pour que les intéressés soient jugés dans la zone irako-syrienne, « au plus près de leurs crimes » (10), la CNCDH considère qu’il faut, maintenant, tirer les conséquences de l’absence de perspectives concrètes et crédibles en ce sens. Elle appelle donc les autorités françaises à rapatrier les ressortissants français actuellement détenus en Syrie, afin qu’ils soient jugés en France.

16. Aucun obstacle juridique ne s’oppose à ce que la France exerce sa compétence à l’égard de ses nationaux suspectés d’avoir perpétré des violences terroristes à l’étranger. Selon l’article 113-13 du code pénal français, « La loi pénale française s’applique aux crimes et délits qualifiés d’actes de terrorisme (…) commis à l’étranger par un Français ou par une personne résidant habituellement sur le territoire français ». C’est notamment en application de ce texte que l’ensemble des Français détenus dans le Nord-Est syrien font déjà l’objet de mandats d’arrêt internationaux dont l’objectif est de les traduire devant la justice française.

17. La CNCDH considère, comme l’ont déjà souligné plusieurs rapporteurs spéciaux des Nations Unies (11), que le rapatriement des combattants terroristes étrangers est la seule réponse adéquate au regard des droits de l’Homme et de la situation sécuritaire tant au Moyen-Orient qu’en Europe.

18. Comme il ressort de certaines auditions, ce rapatriement soulèverait un certain nombre de difficultés dont la CNCDH a conscience. Le manque de places de détention en région parisienne (où se déroulent les instructions judiciaires), surtout pour les femmes, ainsi que les risques sécuritaires qu’illustrent les agressions parfois graves auxquelles se sont déjà livrés des détenus pour faits de djihadisme, constituent des défis.

19. Ces auditions la convainquent cependant que les acteurs institutionnels, au premier rang desquels l’institution judiciaire et l’administration pénitentiaire, sont pleinement mobilisés pour y faire face. En outre, un tel défi ne peut être relevé que dans le respect de l’Etat de droit ; de ce fait, le jugement en France des Français actuellement détenus dans le Nord-Est syrien constitue la seule perspective concrètement envisageable. En particulier, le dispositif mis en place par la Mission de lutte contre la radicalisation violente de l’administration pénitentiaire, serait-il perfectible (12), permettrait d’accompagner le retour des Français suspectés d’avoir combattu auprès de l’EI. Enfin, selon la plupart des personnes auditionnées, le risque sécuritaire s’avère bien moindre que celui résultant du statu quo.

20. Pour l’ensemble de ces motifs, la CNCDH recommande à la France de procéder le plus rapidement possible au rapatriement de ses nationaux afin qu’ils soient jugés par les juridictions françaises conformément aux règles régissant le procès équitable. Ce rapatriement s’impose d’autant plus que leur jugement est la seule manière de lutter efficacement contre l’insécurité et l’impunité en les faisant répondre pleinement de leurs actes.

(1) Avis sur le rapatriement des mineurs français retenus dans les camps du Nord-Est syrien, adopté lors de l’assemblée plénière du 16 décembre 2021, JORF n° 0006 du 8 janvier 2022 et Avis sur les mineurs français retenus dans les camps syriens, adopté lors de l’assemblée plénière du 25 septembre 2019, JORF n° 0237 du 11 octobre 2019.
(2) Avis sur les ressortissants français condamnés à mort ou encourant la peine de mort en Irak, adopté lors de l’assemblée plénière du 28 janvier 2020, JORF n° 0028 du 2 février 2020.
(3) Human Rights Watch, Thousands of Foreigners Unlawfully Held in NE Syria, 23 mars 2022.
(4) Rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne, A/HRC/48/70, 13 août 2021, § 6.
(5) V. Spokesperson for the UN High Commissioner for Human Rights, Press briefing notes on Syria, 25 janvier 2022.
(6) V. Quentin Warlop, « Où sont les “cellules dormantes” du groupe terroriste Etat Islamique ? », RTBF, 28 octobre 2019
(7) V. Conseil de sécurité, Vingt-cinquième rapport de l’Equipe d’appui analytique et de surveillance des sanctions présenté en application de la résolution 2368 (2017) concernant l’Etat islamique d’Iraq et du Levant (Daech), Al-Qaida et les personnes et entités qui leur sont associées, § 6 : « Dans le cadre d’une étude provisoire, les Etats Membres ont estimé que l’orientation stratégique de l’EIIL ne devrait pas évoluer sous la nouvelle direction. Al-Baghdadi a diffusé un message audio le 16 septembre qui a mis de nouveau l’accent sur la principale zone d’activité de l’EIIL, considérant le sort des détenus et des réfugiés de l’EIIL comme “la question la plus grave et la plus importante” et insistant pour que des efforts soient faits en vue de leur libération ». V. également Bennett Clifford, Caleb Weiss, « Breaking the Walls » Goes Global : « The Evolving Threat of Jihadi Prison Assaults and Riots », CTC Sentinel, février 2020, vol. 13, n° 2, p. 31 : « Due to its success and strategic importance, the Islamic State’s jailbreak strategy can now be considered part of the group’s organizational fabric ».
(8) Spokesperson for the UN High Commissioner for Human Rights, Press briefing notes on Syria, op. cit.
(9) Dans une lettre ouverte du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), ce dernier recommande le rapatriement des combattants étrangers d’origine européenne afin d’assurer « aux Européens un contrôle des membres de l’EI qui pourraient autrement s’échapper et être impliqués dans de nouvelles attaques », Lettre ouverte : appel pour un retour contrôlé des combattants étrangers de l’Etat islamique, 27 novembre 2019 : https://ecfr.eu/paris/article/lettre_ouverte_appel_pour_un_retour_controle_des_combattants_etrangers_de_l/
(10) Le 30 janvier 2019 à l’Assemblée nationale, le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères a souligné « la position du gouvernement français a toujours été que ceux qui ont commis des crimes doivent les expier là où ils les ont commis », Compte-rendu de la séance du mercredi 30 janvier 2019.
(11) V. Submission by the UN Special Rapporteur on the promotion and protection of human rights and fundamental freedoms while countering terrorism and the UN Special Rapporteur on arbitrary, summary and extra-judicial executions in the case of H.F. and M. F. v. France (Application no. 24384/19) before the European Court of Human Rights. V. aussi Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, Fionnuala Ní Aoláin, A/75/337, 3 septembre 2020, § 37 : « La Rapporteuse spéciale a toujours indiqué que le retour et le rapatriement en urgence des combattants étrangers et de leurs familles présents dans des zones de conflit constituaient la seule réponse conforme en droit international à la situation complexe et précaire en termes de droits de l’homme, d’aide humanitaire et de sécurité à laquelle sont confrontés les femmes, les hommes et les enfants détenus dans des camps surpeuplés, des prisons ou ailleurs dans le nord-est de la République arabe syrienne et en Iraq ».
(12) V. Contrôleur général des lieux de privation de liberté, Rapport d’activité 2020, pp. 47-53.