Introduction :Â
1. La requĂȘte concerne des mauvais traitements infligĂ©s au requĂ©rant par des agents de police qui effectuaient un contrĂŽle dâidentitĂ©.
Faits :Â
4. ChargĂ©s de patrouiller autour du consulat amĂ©ricain dâIstanbul, deux policiers interpelĂšrent le requĂ©rant, vers 4 heures du matin, le 8 juin 2003. Celui-ci, qui aurait Ă©tĂ© en Ă©tat dâĂ©briĂ©tĂ©, aurait insultĂ© les agents qui sâapprĂȘtaient Ă effectuer un contrĂŽle dâidentitĂ©. Ces derniers appelĂšrent du renfort, puis une altercation sâensuivit. Le requĂ©rant fut arrĂȘtĂ© et immĂ©diatement transfĂ©rĂ© Ă lâhĂŽpital civil de Taksim.
5. Un rapport mĂ©dical dressĂ© Ă 4 h 59 faisait Ă©tat de la prĂ©sence de lacĂ©rations sur les deux coudes du requĂ©rant, dâun ĆdĂšme au-dessus de son Ćil gauche ainsi que des lacĂ©rations minimes autour de son cou et de son visage.
6. Un rapport mĂ©dical Ă©tabli Ă lâĂ©gard du policier N.D. impliquĂ© dans les faits indiquait la prĂ©sence de deux ecchymoses de 3 x 2 cm sur ses deux bras.
7. La dĂ©position du requĂ©rant ainsi que celle dâun tĂ©moin oculaire furent recueillies.
8. Le 8 juin 2003 Ă©galement, le requĂ©rant fut libĂ©rĂ© aprĂšs lâĂ©tablissement Ă 14 h 40 dâun rapport mĂ©dical, lequel indiquait la prĂ©sence dâun ĆdĂšme autour de son Ćil gauche, dâun Ă©rythĂšme et dâune lacĂ©ration sur sa joue droite, et des lacĂ©rations sur ses deux bras.
9. Le requĂ©rant dĂ©posa le mĂȘme jour une plainte pour mauvais traitements. Le procureur demanda immĂ©diatement Ă lâinstitut mĂ©dicolĂ©gal de lâexaminer. Le rapport y affĂ©rant, datĂ© du 8 juin 2003, indiquait la prĂ©sence dâune ecchymose et dâun hĂ©matome autour de lâĆil droit du requĂ©rant, dâune ecchymose autour de son Ćil gauche, dâune coupure superficielle de 2 cm sur sa mĂąchoire, dâune croĂ»te de 2 cm sur la partie intĂ©rieure de son poignet gauche et dâune lĂ©gĂšre abrasion de lâĂ©piderme sur ses coudes.
Arguments des parties :
48. Le requĂ©rant se plaint dâavoir Ă©tĂ© frappĂ© pendant son arrestation. Il considĂšre Ă©galement que lâenquĂȘte Ă©tait ineffective car le policier a bĂ©nĂ©ficiĂ© de la prescription pĂ©nale.
49. Le Gouvernement conteste la thĂšse du requĂ©rant. Il indique que lâintervention de la police a rĂ©sultĂ© des agissements du requĂ©rant lui-mĂȘme et que celui-ci a blessĂ© un policier. Quant Ă la procĂ©dure, il souligne que le requĂ©rant et son avocat ont contribuĂ© Ă la prolongation de celle-ci notamment en Ă©tant absents Ă plusieurs audiences.
Raisonnement de la Cour EDH :
/!\ 50. Pour les principes gĂ©nĂ©raux en la matiĂšre, la Cour renvoie aux arrĂȘts El-Masri c. lâex-RĂ©publique yougoslave de MacĂ©doine ([GC], no 39630/09, §§ 182-185 et 195-198, CEDH 2012), Mocanu et autres, (prĂ©citĂ©, §§ 314-326), et Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 100-101, CEDH 2015). La Cour estime particuliĂšrement important de souligner que lorsquâun individu est privĂ© de sa libertĂ© ou, plus gĂ©nĂ©ralement, se trouve confrontĂ© Ă des agents des forces de lâordre, lâutilisation Ă son Ă©gard de la force physique alors quâelle nâest pas rendue strictement nĂ©cessaire par son comportement porte atteinte Ă la dignitĂ© humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par cette disposition. La Cour souligne que lâon ne saurait voir dans les mots « en principe » lâindication quâil y aurait des situations oĂč une telle conclusion de violation ne sâimposerait pas parce que le seuil de gravitĂ© ne serait pas atteint. En affectant la dignitĂ© humaine, câest lâessence mĂȘme de la Convention que lâon touche. Pour cette raison, toute conduite des forces de lâordre Ă lâencontre dâune personne qui porte atteinte Ă la dignitĂ© humaine constitue une violation de lâarticle 3 de la Convention. Il en va en particulier ainsi de lâutilisation par elles de la force physique Ă lâĂ©gard dâun individu alors que cela nâest pas rendu strictement nĂ©cessaire par son comportement, quel que soit lâimpact que cela a eu par ailleurs sur lâintĂ©ressĂ© (Bouyid prĂ©citĂ©, §§ 100-101, PranjiÄ-M-LukiÄ c. Bosnie-HerzĂ©govine, no 4938/16, §§ 73 et 82, 2 juin 2020).
51. En lâespĂšce, la cour dâassises a condamnĂ© le policier pour avoir infligĂ© au requĂ©rant des coups et blessures en abusant de ses fonctions. Au vu de ce constat opĂ©rĂ© au niveau interne, la Cour estime quâil nâest pas nĂ©cessaire dâexaminer la nĂ©cessitĂ© et la proportionnalitĂ© du recours Ă la force.
52. Or, la rĂ©clusion criminelle de cinq mois prononcĂ©e par la Cour dâassises nâa eu aucun effet en pratique, car la Cour de cassation, par sa dĂ©cision du 21 mars 2012, a constatĂ© la prescription pĂ©nale des faits. En rĂ©sumĂ©, malgrĂ© lâĂ©tablissement de lâillĂ©galitĂ© des agissements du policier concernĂ© par la cour dâassises, ledit jugement nâa Ă©tĂ© ni confirmĂ© ni infirmĂ©.
/!\ 53. Tel quâindiquĂ© ci-dessus, la Cour a dit Ă maintes reprises que lorsquâun agent des forces de lâordre est accusĂ© dâactes contraires Ă lâarticle 3, la procĂ©dure ou la condamnation ne peuvent ĂȘtre rendues caduques par le jeu de la prescription (paragraphe 37 ci-dessus et les rĂ©fĂ©rences qui y figurent). En lâespĂšce, malgrĂ© le comportement du requĂ©rant et de son avocat, lesquels nâont pas participĂ© Ă plusieurs audiences et nâont pas pu immĂ©diatement prĂ©senter leur tĂ©moin, la Cour souligne Ă nouveau que lorsquâil sâagit dâune enquĂȘte relative Ă des allĂ©gations de mauvais traitements commis par les forces de lâordre, lâobligation positive de mener une enquĂȘte effective requiert une promptitude et une diligence de la part de lâĂtat. Cette enquĂȘte est Ă la charge des autoritĂ©s judiciaires nationales, lesquelles sont tenues de prendre toutes les mesures nĂ©cessaires afin de clore la procĂ©dure avant que lâaction pĂ©nale soit Ă©teinte par la prescription. La Cour note en particulier quâen lâoccurrence, il a fallu environ cinq ans aux autoritĂ©s dâenquĂȘte pour trouver des preuves contre lâagent E.S. afin de dĂ©clencher la deuxiĂšme procĂ©dure susmentionnĂ©e. Ensuite, tant pour la premiĂšre que pour la seconde procĂ©dure, plus de deux ans se sont Ă©coulĂ©s avant que la Cour de cassation ne se prononce sur ces procĂ©dures (paragraphes 16-17 et 19-20). Des motifs raisonnables nâont pas Ă©tĂ© avancĂ©s par le Gouvernement pour expliquer ces dĂ©lais excessifs.
Solution de la Cour EDH :Â
54. Ainsi, la Cour conclut que les autoritĂ©s nationales nâont pas pris toutes les mesures positives nĂ©cessaires pour agir avec une promptitude suffisante et une diligence raisonnable dans cette affaire. Ce manquement dans la conduite de lâenquĂȘte a eu pour consĂ©quence dâaccorder une impunitĂ© au policier concernĂ© et de rendre la plainte pĂ©nale ineffective.
55. Les considĂ©rations qui prĂ©cĂšdent sont suffisantes pour permettre Ă la Cour de conclure Ă la violation de lâarticle 3 de la Convention, sous ses volets matĂ©riel et procĂ©dural.