đŸŸ„ [Extrait] Violation de l’article 3 de la Conv EDH, la Turquie condamnĂ©e pour manquement dans la conduite de l’enquĂȘte qui a eu pour consĂ©quence d’accorder une impunitĂ© Ă  un policier et de rendre la plainte pĂ©nale ineffective

Introduction : 

1. La requĂȘte concerne des mauvais traitements infligĂ©s au requĂ©rant par des agents de police qui effectuaient un contrĂŽle d’identitĂ©.

Faits : 

4. ChargĂ©s de patrouiller autour du consulat amĂ©ricain d’Istanbul, deux policiers interpelĂšrent le requĂ©rant, vers 4 heures du matin, le 8 juin 2003. Celui-ci, qui aurait Ă©tĂ© en Ă©tat d’ébriĂ©tĂ©, aurait insultĂ© les agents qui s’apprĂȘtaient Ă  effectuer un contrĂŽle d’identitĂ©. Ces derniers appelĂšrent du renfort, puis une altercation s’ensuivit. Le requĂ©rant fut arrĂȘtĂ© et immĂ©diatement transfĂ©rĂ© Ă  l’hĂŽpital civil de Taksim.

5. Un rapport mĂ©dical dressĂ© Ă  4 h 59 faisait Ă©tat de la prĂ©sence de lacĂ©rations sur les deux coudes du requĂ©rant, d’un ƓdĂšme au-dessus de son Ɠil gauche ainsi que des lacĂ©rations minimes autour de son cou et de son visage.

6. Un rapport mĂ©dical Ă©tabli Ă  l’égard du policier N.D. impliquĂ© dans les faits indiquait la prĂ©sence de deux ecchymoses de 3 x 2 cm sur ses deux bras.

7. La dĂ©position du requĂ©rant ainsi que celle d’un tĂ©moin oculaire furent recueillies.

8. Le 8 juin 2003 Ă©galement, le requĂ©rant fut libĂ©rĂ© aprĂšs l’établissement Ă  14 h 40 d’un rapport mĂ©dical, lequel indiquait la prĂ©sence d’un ƓdĂšme autour de son Ɠil gauche, d’un Ă©rythĂšme et d’une lacĂ©ration sur sa joue droite, et des lacĂ©rations sur ses deux bras.

9. Le requĂ©rant dĂ©posa le mĂȘme jour une plainte pour mauvais traitements. Le procureur demanda immĂ©diatement Ă  l’institut mĂ©dicolĂ©gal de l’examiner. Le rapport y affĂ©rant, datĂ© du 8 juin 2003, indiquait la prĂ©sence d’une ecchymose et d’un hĂ©matome autour de l’Ɠil droit du requĂ©rant, d’une ecchymose autour de son Ɠil gauche, d’une coupure superficielle de 2 cm sur sa mĂąchoire, d’une croĂ»te de 2 cm sur la partie intĂ©rieure de son poignet gauche et d’une lĂ©gĂšre abrasion de l’épiderme sur ses coudes.

Arguments des parties :

48. Le requĂ©rant se plaint d’avoir Ă©tĂ© frappĂ© pendant son arrestation. Il considĂšre Ă©galement que l’enquĂȘte Ă©tait ineffective car le policier a bĂ©nĂ©ficiĂ© de la prescription pĂ©nale.

49. Le Gouvernement conteste la thĂšse du requĂ©rant. Il indique que l’intervention de la police a rĂ©sultĂ© des agissements du requĂ©rant lui-mĂȘme et que celui-ci a blessĂ© un policier. Quant Ă  la procĂ©dure, il souligne que le requĂ©rant et son avocat ont contribuĂ© Ă  la prolongation de celle-ci notamment en Ă©tant absents Ă  plusieurs audiences.

Raisonnement de la Cour EDH :

/!\ 50. Pour les principes gĂ©nĂ©raux en la matiĂšre, la Cour renvoie aux arrĂȘts El-Masri c. l’ex-RĂ©publique yougoslave de MacĂ©doine ([GC], no 39630/09, §§ 182-185 et 195-198, CEDH 2012), Mocanu et autres, (prĂ©citĂ©, §§ 314-326), et Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 100-101, CEDH 2015). La Cour estime particuliĂšrement important de souligner que lorsqu’un individu est privĂ© de sa libertĂ© ou, plus gĂ©nĂ©ralement, se trouve confrontĂ© Ă  des agents des forces de l’ordre, l’utilisation Ă  son Ă©gard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nĂ©cessaire par son comportement porte atteinte Ă  la dignitĂ© humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par cette disposition. La Cour souligne que l’on ne saurait voir dans les mots « en principe » l’indication qu’il y aurait des situations oĂč une telle conclusion de violation ne s’imposerait pas parce que le seuil de gravitĂ© ne serait pas atteint. En affectant la dignitĂ© humaine, c’est l’essence mĂȘme de la Convention que l’on touche. Pour cette raison, toute conduite des forces de l’ordre Ă  l’encontre d’une personne qui porte atteinte Ă  la dignitĂ© humaine constitue une violation de l’article 3 de la Convention. Il en va en particulier ainsi de l’utilisation par elles de la force physique Ă  l’égard d’un individu alors que cela n’est pas rendu strictement nĂ©cessaire par son comportement, quel que soit l’impact que cela a eu par ailleurs sur l’intĂ©ressĂ© (Bouyid prĂ©citĂ©, §§ 100-101, Pranjić-M-Lukić c. Bosnie-HerzĂ©govine, no 4938/16, §§ 73 et 82, 2 juin 2020).

51. En l’espĂšce, la cour d’assises a condamnĂ© le policier pour avoir infligĂ© au requĂ©rant des coups et blessures en abusant de ses fonctions. Au vu de ce constat opĂ©rĂ© au niveau interne, la Cour estime qu’il n’est pas nĂ©cessaire d’examiner la nĂ©cessitĂ© et la proportionnalitĂ© du recours Ă  la force.

52. Or, la rĂ©clusion criminelle de cinq mois prononcĂ©e par la Cour d’assises n’a eu aucun effet en pratique, car la Cour de cassation, par sa dĂ©cision du 21 mars 2012, a constatĂ© la prescription pĂ©nale des faits. En rĂ©sumĂ©, malgrĂ© l’établissement de l’illĂ©galitĂ© des agissements du policier concernĂ© par la cour d’assises, ledit jugement n’a Ă©tĂ© ni confirmĂ© ni infirmĂ©.

/!\ 53. Tel qu’indiquĂ© ci-dessus, la Cour a dit Ă  maintes reprises que lorsqu’un agent des forces de l’ordre est accusĂ© d’actes contraires Ă  l’article 3, la procĂ©dure ou la condamnation ne peuvent ĂȘtre rendues caduques par le jeu de la prescription (paragraphe 37 ci-dessus et les rĂ©fĂ©rences qui y figurent). En l’espĂšce, malgrĂ© le comportement du requĂ©rant et de son avocat, lesquels n’ont pas participĂ© Ă  plusieurs audiences et n’ont pas pu immĂ©diatement prĂ©senter leur tĂ©moin, la Cour souligne Ă  nouveau que lorsqu’il s’agit d’une enquĂȘte relative Ă  des allĂ©gations de mauvais traitements commis par les forces de l’ordre, l’obligation positive de mener une enquĂȘte effective requiert une promptitude et une diligence de la part de l’État. Cette enquĂȘte est Ă  la charge des autoritĂ©s judiciaires nationales, lesquelles sont tenues de prendre toutes les mesures nĂ©cessaires afin de clore la procĂ©dure avant que l’action pĂ©nale soit Ă©teinte par la prescription. La Cour note en particulier qu’en l’occurrence, il a fallu environ cinq ans aux autoritĂ©s d’enquĂȘte pour trouver des preuves contre l’agent E.S. afin de dĂ©clencher la deuxiĂšme procĂ©dure susmentionnĂ©e. Ensuite, tant pour la premiĂšre que pour la seconde procĂ©dure, plus de deux ans se sont Ă©coulĂ©s avant que la Cour de cassation ne se prononce sur ces procĂ©dures (paragraphes 16-17 et 19-20). Des motifs raisonnables n’ont pas Ă©tĂ© avancĂ©s par le Gouvernement pour expliquer ces dĂ©lais excessifs.

Solution de la Cour EDH : 

54. Ainsi, la Cour conclut que les autoritĂ©s nationales n’ont pas pris toutes les mesures positives nĂ©cessaires pour agir avec une promptitude suffisante et une diligence raisonnable dans cette affaire. Ce manquement dans la conduite de l’enquĂȘte a eu pour consĂ©quence d’accorder une impunitĂ© au policier concernĂ© et de rendre la plainte pĂ©nale ineffective.

55. Les considĂ©rations qui prĂ©cĂšdent sont suffisantes pour permettre Ă  la Cour de conclure Ă  la violation de l’article 3 de la Convention, sous ses volets matĂ©riel et procĂ©dural.


CEDH du 17 novembre 2020, aff. Akin c/ Turquie, n°58026/12