Introduction :Â
1. L’affaire concerne le refus d’accorder un droit de visite et d’hébergement à  la requérante à  l’égard de l’enfant que son ex‑compagne avait eu par procréation médicalement assistée lorsqu’elles étaient en couple, alors que la requérante avait élevé l’enfant pendant les premières années de sa vie. La requérante invoque l’article 8 de la Convention.
Faits (1) :
La requérante, Rachel Honner, est une ressortissante française, née en 1966 et résidant à Paris (France).
L’enfant, G., né en 2007, est le fruit d’un projet parental élaboré entre la requérante et son ex- compagne, C., qui vivaient en couple depuis l’année 2000 et qui avaient conclu un pacte civil de solidarité en avril 2009 (PACS). Il a été élevé par les deux femmes jusqu’à la séparation du couple en mai 2012.
Quelques semaines après leur séparation, l’ex-compagne de Mme Honner s’opposa à la poursuite de relations entre l’enfant et la requérante. Cette dernière saisit le juge aux affaires familiales d’une demande de droit de visite et d’hébergement. Le tribunal de grande instance lui accorda ce droit. Le juge considéra, en effet, notamment, que la naissance de l’enfant correspondait à un projet familial commun du couple et que la requérante s’était investie auprès de lui dès sa naissance.
L’ex-compagne de la requérante interjeta appel du jugement du tribunal de grande instance, qui fut infirmé. La cour d’appel de Paris retint que les rencontres entre la requérante et l’enfant étaient trop traumatisantes pour ce dernier, et ainsi, qu’accorder un droit de visite et d’hébergement à Mme Honner était contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant. Le pourvoi de Mme Honner devant la Cour de cassation fut rejeté.
Entre temps, saisi par Mme Honner, la chambre disciplinaire de première instance de l’ordre des médecins d’Ile-de-France avait prononcé un blâme contre le docteur qui avait rédigé des certificats produits par l’ex-compagne de la requérante devant la cour d’appel de Paris. Elle considéra que la rédaction de ces certificats était biaisée et que ceux-ci se référaient à des faits dont le médecin n’avait pu lui-même constater la réalité.
Appréciation de la Cour :
49. Les parties s’accordent à considérer que les liens entre la requérante et G. relèvent de la vie familiale, au sens de l’article 8 de la Convention.
50. Tel est également le constat que fait la Cour. Elle rappelle que la question de l’existence ou de l’absence d’une vie familiale est d’abord une question de fait, qui dépend de l’existence de liens personnels étroits. La notion de « famille » visée par l’article 8 concerne non seulement les relations fondées sur le mariage, mais aussi d’autres liens « familiaux » de facto, lorsque les parties cohabitent en dehors de tout lien marital ou lorsque d’autres facteurs démontrent qu’une relation a suffisamment de constance. La Cour accepte ainsi, dans certaines situations, l’existence d’une vie familiale de facto entre un adulte ou des adultes et un enfant en l’absence de liens biologiques ou d’un lien juridiquement reconnu, sous réserve qu’il y ait des liens personnels effectifs (voir notamment Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, §§ 140 et 148, 24 janvier 2017, ainsi que les références qui y figurent). Elle a notamment déclaré que la relation entre deux femmes vivant ensemble sous le régime du pacte civil de solidarité et l’enfant que la seconde d’entre elles avait conçu par procréation médicalement assistée et qu’elle élevait conjointement avec sa compagne s’analysait en une « vie familiale » au regard de l’article 8 de la Convention (voir X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 95, CEDH 2013, et Gas et Dubois c. France (déc.), no 25951/07, 31 août 2010).
51. En l’espèce, né le 15 octobre 2007, G. est le fruit d’un projet parental élaboré entre la requérante et C., qui vivaient en couple depuis l’année 2000 et qui ont conclu un pacte civil de solidarité en avril 2009. G. a été élevé par les deux femmes avec S., fils de la requérante, jusqu’à la séparation du couple en mai 2012. Les liens qui se sont développés entre la requérante, C., S. et G durant les quatre ans et demi de leur vie commune relèvent sans aucun doute de la vie familiale au sens de l’article 8. Il en va spécialement ainsi du lien entre la requérante et G. Il ressort en effet du dossier qu’elle s’est investie dans son éducation, qu’elle s’est mise en disponibilité lorsqu’il avait quatre mois pour s’occuper au quotidien de lui et de son fils biologique, S., et qu’il l’appelait maman (paragraphes 4-5 et 7 ci-dessus). Le lien qui s’est construit entre elle et G. tient donc, de facto, du lien parent‑enfant.
52. La Cour note ensuite que les parties retiennent toutes deux qu’il y a eu en l’espèce ingérence d’une autorité publique dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de sa vie familiale, procédant ainsi à un examen du grief sous l’angle des obligations négatives que l’article 8 met à la charge des États parties.
53. La Cour ne partage pas cette approche. Elle rappelle que, si l’article 8 de la Convention tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre d’éventuelles ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il engendre de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie familiale (voir, par exemple, Moretti et Benedetti, précité, § 60). Elle constate ensuite que le fait que le lien entre G. et la requérante est entravé ne résulte pas d’une décision ou d’un acte d’une autorité publique mais est la conséquence de la séparation de cette dernière et de C. Il apparaît en outre que le juge interne n’a pas supprimé un droit de visite et d’hébergement dont la requérante pouvait se prévaloir à l’égard de G., mais a rejeté la demande qu’elle avait formulée sur le fondement du second alinéa de l’article 371-4 du code civil, qui donne au juge aux affaires familiales la possibilité de fixer les modalités des relations entre un enfant et d’autres personnes que ses ascendants si tel est l’intérêt de l’enfant (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour renvoie de plus aux affaires Moretti et Benedetti (arrêt précité, §§ 60-71) et V.D. et autres c. Russie (no 72931/10, §§ 125‑131, 9 avril 2019), qui concernaient la question du maintien d’un lien familial de facto entre des adultes et des enfants, et qu’elle a examinées sous l’angle de l’obligation positive des États parties de garantir aux personnes relevant de leur juridiction le respect effectif de leur vie familiale, plutôt que sous l’angle de leur obligation de ne pas s’ingérer dans l’exercice de ce droit.
54. La Cour procédera pareillement en l’espèce.
55. Elle rappelle qu’en matière d’obligations positives comme en matière d’obligations négatives, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble. De même, dans les deux hypothèses, les États parties jouissent d’une certaine marge d’appréciation, laquelle est de façon générale ample lorsque les autorités publiques doivent ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention (voir, parmi d’autres, Moretti et Benedetti, précités, §§ 60 et 63). Or tel était le cas en l’espèce dès lors notamment qu’étaient en jeu, non seulement le droit au respect de la vie familiale de la requérante mais aussi le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant et les droits de G. au regard de l’article 8 de la Convention ainsi que les droits de C. au regard de cette disposition.
56. La Cour rappelle également qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités internes, mais d’examiner sous l’angle de la Convention les décisions que ces autorités ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire (ibidem, § 64).
57. La question qui se pose en l’espèce est donc celle de savoir si, compte tenu de l’ample marge d’appréciation dont il disposait, l’État défendeur a ménagé un juste équilibre entre ces intérêts, étant entendu que l’intérêt supérieur de l’enfant doit primer.
58. La Cour observe tout d’abord que le droit français prévoit la possibilité pour une personne ayant développé un lien familial de facto avec un enfant d’obtenir des mesures visant à la préservation de ce lien. L’article 371-4 du code civil permet en effet au juge aux affaires familiales de fixer les modalités des relations entre un tiers et un enfant si tel est l’intérêt de ce dernier, en particulier lorsque le tiers a résidé de manière stable avec lui et l’un de ses parents, a pourvu à son éducation ou à son entretien, et a noué avec lui des liens affectifs durables (paragraphe 14 ci‑dessus). Cette disposition s’applique notamment lorsque, comme en l’espèce, un couple se sépare alors que l’un des conjoints avait développé un lien familial avec l’enfant de l’autre.
59. Le cadre légal français a ainsi donné à la requérante la possibilité d’obtenir un examen judiciaire de la question de la préservation du lien qu’elle avait développé avec G., possibilité dont elle a usé.
60. La Cour constate ensuite que, procédant à cet examen, la cour d’appel de Paris a retenu que les rencontres entre la requérante et l’enfant étaient trop traumatisantes pour ce dernier, et qu’il n’était donc pas dans son intérêt de les poursuivre. Sa décision est donc fondée sur l’intérêt supérieur de l’enfant. Or, comme la Cour l’a souligné ci-dessus (paragraphe 57), l’intérêt supérieur de l’enfant doit primer.
61. Elle relève aussi que l’arrêt de la cour d’appel de Paris est attentivement motivé, notamment en ce qui concerne la caractérisation de l’intérêt supérieur de l’enfant. La cour d’appel a en effet relevé que G., enfant fragile, se trouvait dans une situation traumatisante et culpabilisante, au centre d’un conflit entre la requérante et sa mère biologique, lesquelles ne parvenaient pas à échanger sans agressivité. Elle a également relevé que les changements de mains de l’une à l’autre se passaient mal et que G. s’était montré réticent à se rendre chez la requérante. La Cour, qui rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités internes pour règlementer les questions de visite et d’hébergement, ne saurait mettre en cause la conclusion que la cour d’appel a tirée de ces constats, selon laquelle il n’était pas dans l’intérêt de l’enfant de poursuivre ses rencontres avec la requérante.
62. La présente affaire se distingue donc des affaires V.D. et autres c. Russie et Moretti et Benedetti précitées, dans lesquelles la Cour a conclu à la violation de l’article 8. La première de ces affaires concernait notamment le cas d’une personne qui s’était trouvée privée de la possibilité de maintenir le lien familial de facto qui s’était développé entre elle et un enfant dont elle avait été tutrice pendant plusieurs années, après le retour de ce dernier chez ses parents. La conclusion de la Cour se fonde en particulier sur le fait que, le droit russe n’ouvrant pas cette possibilité aux personnes dépourvues de lien biologiques avec l’enfant, les juridictions internes avaient rejeté la demande de la requérante tendant à l’organisation de contacts, sans même examiner les circonstances de la cause ni caractériser l’intérêt supérieur de l’enfant. Dans l’affaire Moretti et Benedetti, il s’agissait de parents d’accueil qui avaient vainement engagé une procédure visant à l’adoption d’un enfant qui leur avait été confié. Le constat de violation de la Cour repose notamment sur le fait que le juge interne n’avait pas motivé sa décision de rejeter la demande d’adoption.
63. Ceci étant, la Cour note que la requérante reproche à la cour d’appel de ne pas avoir pris en compte les pièces qu’elle a produites et de s’être exclusivement fondée sur des attestations émanant de proches de C. et sur des certificats de complaisance, dont ceux établis par le docteur F., qui ont valu à ce dernier un blâme de la chambre disciplinaire de l’ordre des médecins parce qu’ils se référaient à des faits dont il n’avait pas pu lui‑même constater la réalité. Elle lui reproche également de ne pas avoir ordonné une expertise médico-psychologique et une enquête sociale et de ne pas avoir, à défaut de lui reconnaître un droit de visite et d’hébergement, pris d’autres mesures permettant le maintien de ses relations avec l’enfant telles que des rencontres médiatisées.
64. Rien ne permet toutefois de considérer que la cour d’appel de Paris aurait omis de prendre en compte les éléments produits par la requérante. Son arrêt du 5 juin 2014 montre au contraire qu’elle a notamment fondé ses conclusions sur des témoignages relatifs au déroulement du week‑end du 31 janvier 2014, durant lequel la requérante avait accueilli G. dans son foyer, et sur une attestation de son fils S. Par ailleurs, s’agissant des certificats du docteur F., dont la fiabilité est en cause, le Gouvernement souligne pertinemment qu’il ressort de cet arrêt que la cour d’appel ne s’est pas fondée de manière déterminante sur ces documents. La Cour rappelle en outre qu’elle reconnaît aux États parties une très large marge de manœuvre en matière d’administration de la preuve, sous réserve qu’ils ne se livrent pas à l’arbitraire, et qu’il revient aux juridictions internes d’apprécier la valeur probante des éléments qui leur sont soumis (voir, dans un contexte très différent de celui de l’espèce, A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12 et 2 autres, §§ 150-151, 6 avril 2017). On ne saurait donc tirer de conclusion de ce que la cour d’appel de Paris a décidé qu’elle disposait de suffisamment d’éléments pour évaluer les risques que le maintien de rencontres avec la requérante représentait pour G. et n’a donc pas jugé nécessaire d’ordonner une expertise médico-psychologique ou une enquête sociale.
65. Quant au point de vue de la requérante selon lequel la cour d’appel de Paris aurait pu alternativement organiser des rencontres médiatisées entre G. et elle, ce qui aurait permis de maintenir leur lien, il se heurte au fait que cette juridiction a retenu que, compte tenu des relations particulièrement conflictuelles entre les deux femmes et de ce que cette tension plaçait l’enfant dans une situation traumatisante, il n’était pas dans l’intérêt de ce dernier d’organiser des relations entre lui et la requérante.
66. La Cour comprend la souffrance que la situation litigieuse et la réponse que lui a donnée la cour d’appel de Paris ont pu causer à la requérante. Elle estime cependant que ses droits ne sauraient primer sur l’intérêt supérieur de l’enfant.
67. Partant, eu égard aussi à l’ample marge d’appréciation dont il disposait, l’État défendeur n’a pas méconnu son obligation positive de garantir le respect effectif du droit de la requérante à sa vie familiale.
68. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
CEDH, 12 novembre 2020, Affaire Honner c/France, n°19511/16
1: Issue du communiqué de presse.