đŸŸ„ [Extrait] La France ne viole pas l’article 8 de la ConvEDH en refusant d’accorder Ă  la requĂ©rante un droit de visite Ă  l’enfant nĂ© par PMA de son ex-compagne

Introduction : 

1. L’affaire concerne le refus d’accorder un droit de visite et d’hĂ©bergement à la requĂ©rante à l’égard de l’enfant que son ex‑compagne avait eu par procrĂ©ation mĂ©dicalement assistĂ©e lorsqu’elles Ă©taient en couple, alors que la requĂ©rante avait Ă©levĂ© l’enfant pendant les premiĂšres annĂ©es de sa vie. La requĂ©rante invoque l’article 8 de la Convention.

Faits (1) :

La requérante, Rachel Honner, est une ressortissante française, née en 1966 et résidant à Paris (France).
L’enfant, G., nĂ© en 2007, est le fruit d’un projet parental Ă©laborĂ© entre la requĂ©rante et son ex- compagne, C., qui vivaient en couple depuis l’annĂ©e 2000 et qui avaient conclu un pacte civil de solidaritĂ© en avril 2009 (PACS). Il a Ă©tĂ© Ă©levĂ© par les deux femmes jusqu’à la sĂ©paration du couple en mai 2012.
Quelques semaines aprĂšs leur sĂ©paration, l’ex-compagne de Mme Honner s’opposa Ă  la poursuite de relations entre l’enfant et la requĂ©rante. Cette derniĂšre saisit le juge aux affaires familiales d’une demande de droit de visite et d’hĂ©bergement. Le tribunal de grande instance lui accorda ce droit. Le juge considĂ©ra, en effet, notamment, que la naissance de l’enfant correspondait Ă  un projet familial commun du couple et que la requĂ©rante s’était investie auprĂšs de lui dĂšs sa naissance.
L’ex-compagne de la requĂ©rante interjeta appel du jugement du tribunal de grande instance, qui fut infirmĂ©. La cour d’appel de Paris retint que les rencontres entre la requĂ©rante et l’enfant Ă©taient trop traumatisantes pour ce dernier, et ainsi, qu’accorder un droit de visite et d’hĂ©bergement Ă  Mme Honner Ă©tait contraire Ă  l’intĂ©rĂȘt supĂ©rieur de l’enfant. Le pourvoi de Mme Honner devant la Cour de cassation fut rejetĂ©.
Entre temps, saisi par Mme Honner, la chambre disciplinaire de premiĂšre instance de l’ordre des mĂ©decins d’Ile-de-France avait prononcĂ© un blĂąme contre le docteur qui avait rĂ©digĂ© des certificats produits par l’ex-compagne de la requĂ©rante devant la cour d’appel de Paris. Elle considĂ©ra que la rĂ©daction de ces certificats Ă©tait biaisĂ©e et que ceux-ci se rĂ©fĂ©raient Ă  des faits dont le mĂ©decin n’avait pu lui-mĂȘme constater la rĂ©alitĂ©.

Appréciation de la Cour :

49. Les parties s’accordent Ă  considĂ©rer que les liens entre la requĂ©rante et G. relĂšvent de la vie familiale, au sens de l’article 8 de la Convention.

50. Tel est Ă©galement le constat que fait la Cour. Elle rappelle que la question de l’existence ou de l’absence d’une vie familiale est d’abord une question de fait, qui dĂ©pend de l’existence de liens personnels Ă©troits. La notion de « famille » visĂ©e par l’article 8 concerne non seulement les relations fondĂ©es sur le mariage, mais aussi d’autres liens « familiaux » de facto, lorsque les parties cohabitent en dehors de tout lien marital ou lorsque d’autres facteurs dĂ©montrent qu’une relation a suffisamment de constance. La Cour accepte ainsi, dans certaines situations, l’existence d’une vie familiale de facto entre un adulte ou des adultes et un enfant en l’absence de liens biologiques ou d’un lien juridiquement reconnu, sous rĂ©serve qu’il y ait des liens personnels effectifs (voir notamment Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, §§ 140 et 148, 24 janvier 2017, ainsi que les rĂ©fĂ©rences qui y figurent). Elle a notamment dĂ©clarĂ© que la relation entre deux femmes vivant ensemble sous le rĂ©gime du pacte civil de solidaritĂ© et l’enfant que la seconde d’entre elles avait conçu par procrĂ©ation mĂ©dicalement assistĂ©e et qu’elle Ă©levait conjointement avec sa compagne s’analysait en une « vie familiale » au regard de l’article 8 de la Convention (voir X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 95, CEDH 2013, et Gas et Dubois c. France (dĂ©c.), no 25951/07, 31 aoĂ»t 2010).

51. En l’espĂšce, nĂ© le 15 octobre 2007, G. est le fruit d’un projet parental Ă©laborĂ© entre la requĂ©rante et C., qui vivaient en couple depuis l’annĂ©e 2000 et qui ont conclu un pacte civil de solidaritĂ© en avril 2009. G. a Ă©tĂ© Ă©levĂ© par les deux femmes avec S., fils de la requĂ©rante, jusqu’à la sĂ©paration du couple en mai 2012. Les liens qui se sont dĂ©veloppĂ©s entre la requĂ©rante, C., S. et G durant les quatre ans et demi de leur vie commune relĂšvent sans aucun doute de la vie familiale au sens de l’article 8. Il en va spĂ©cialement ainsi du lien entre la requĂ©rante et G. Il ressort en effet du dossier qu’elle s’est investie dans son Ă©ducation, qu’elle s’est mise en disponibilitĂ© lorsqu’il avait quatre mois pour s’occuper au quotidien de lui et de son fils biologique, S., et qu’il l’appelait maman (paragraphes 4-5 et 7 ci-dessus). Le lien qui s’est construit entre elle et G. tient donc, de facto, du lien parent‑enfant.

52. La Cour note ensuite que les parties retiennent toutes deux qu’il y a eu en l’espĂšce ingĂ©rence d’une autoritĂ© publique dans l’exercice par la requĂ©rante de son droit au respect de sa vie familiale, procĂ©dant ainsi Ă  un examen du grief sous l’angle des obligations nĂ©gatives que l’article 8 met Ă  la charge des États parties.

53. La Cour ne partage pas cette approche. Elle rappelle que, si l’article 8 de la Convention tend pour l’essentiel Ă  prĂ©munir l’individu contre d’éventuelles ingĂ©rences arbitraires des pouvoirs publics, il engendre de surcroĂźt des obligations positives inhĂ©rentes Ă  un « respect » effectif de la vie familiale (voir, par exemple, Moretti et Benedetti, prĂ©citĂ©, § 60). Elle constate ensuite que le fait que le lien entre G. et la requĂ©rante est entravĂ© ne rĂ©sulte pas d’une dĂ©cision ou d’un acte d’une autoritĂ© publique mais est la consĂ©quence de la sĂ©paration de cette derniĂšre et de C. Il apparaĂźt en outre que le juge interne n’a pas supprimĂ© un droit de visite et d’hĂ©bergement dont la requĂ©rante pouvait se prĂ©valoir Ă  l’égard de G., mais a rejetĂ© la demande qu’elle avait formulĂ©e sur le fondement du second alinĂ©a de l’article 371-4 du code civil, qui donne au juge aux affaires familiales la possibilitĂ© de fixer les modalitĂ©s des relations entre un enfant et d’autres personnes que ses ascendants si tel est l’intĂ©rĂȘt de l’enfant (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour renvoie de plus aux affaires Moretti et Benedetti (arrĂȘt prĂ©citĂ©, §§ 60-71) et V.D. et autres c. Russie (no 72931/10, §§ 125‑131, 9 avril 2019), qui concernaient la question du maintien d’un lien familial de facto entre des adultes et des enfants, et qu’elle a examinĂ©es sous l’angle de l’obligation positive des États parties de garantir aux personnes relevant de leur juridiction le respect effectif de leur vie familiale, plutĂŽt que sous l’angle de leur obligation de ne pas s’ingĂ©rer dans l’exercice de ce droit.

54. La Cour procĂ©dera pareillement en l’espĂšce.

55. Elle rappelle qu’en matiĂšre d’obligations positives comme en matiĂšre d’obligations nĂ©gatives, il faut avoir Ă©gard au juste Ă©quilibre Ă  mĂ©nager entre les intĂ©rĂȘts concurrents de l’individu et de la sociĂ©tĂ© dans son ensemble. De mĂȘme, dans les deux hypothĂšses, les États parties jouissent d’une certaine marge d’apprĂ©ciation, laquelle est de façon gĂ©nĂ©rale ample lorsque les autoritĂ©s publiques doivent mĂ©nager un Ă©quilibre entre des intĂ©rĂȘts privĂ©s et publics concurrents ou entre diffĂ©rents droits protĂ©gĂ©s par la Convention (voir, parmi d’autres, Moretti et Benedetti, prĂ©citĂ©s, §§ 60 et 63). Or tel Ă©tait le cas en l’espĂšce dĂšs lors notamment qu’étaient en jeu, non seulement le droit au respect de la vie familiale de la requĂ©rante mais aussi le principe de l’intĂ©rĂȘt supĂ©rieur de l’enfant et les droits de G. au regard de l’article 8 de la Convention ainsi que les droits de C. au regard de cette disposition.

56. La Cour rappelle Ă©galement qu’elle n’a pas pour tĂąche de se substituer aux autoritĂ©s internes, mais d’examiner sous l’angle de la Convention les dĂ©cisions que ces autoritĂ©s ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir discrĂ©tionnaire (ibidem, § 64).

57. La question qui se pose en l’espĂšce est donc celle de savoir si, compte tenu de l’ample marge d’apprĂ©ciation dont il disposait, l’État dĂ©fendeur a mĂ©nagĂ© un juste Ă©quilibre entre ces intĂ©rĂȘts, Ă©tant entendu que l’intĂ©rĂȘt supĂ©rieur de l’enfant doit primer.

58. La Cour observe tout d’abord que le droit français prĂ©voit la possibilitĂ© pour une personne ayant dĂ©veloppĂ© un lien familial de facto avec un enfant d’obtenir des mesures visant Ă  la prĂ©servation de ce lien. L’article 371-4 du code civil permet en effet au juge aux affaires familiales de fixer les modalitĂ©s des relations entre un tiers et un enfant si tel est l’intĂ©rĂȘt de ce dernier, en particulier lorsque le tiers a rĂ©sidĂ© de maniĂšre stable avec lui et l’un de ses parents, a pourvu Ă  son Ă©ducation ou Ă  son entretien, et a nouĂ© avec lui des liens affectifs durables (paragraphe 14 ci‑dessus). Cette disposition s’applique notamment lorsque, comme en l’espĂšce, un couple se sĂ©pare alors que l’un des conjoints avait dĂ©veloppĂ© un lien familial avec l’enfant de l’autre.

59. Le cadre lĂ©gal français a ainsi donnĂ© Ă  la requĂ©rante la possibilitĂ© d’obtenir un examen judiciaire de la question de la prĂ©servation du lien qu’elle avait dĂ©veloppĂ© avec G., possibilitĂ© dont elle a usĂ©.

60. La Cour constate ensuite que, procĂ©dant Ă  cet examen, la cour d’appel de Paris a retenu que les rencontres entre la requĂ©rante et l’enfant Ă©taient trop traumatisantes pour ce dernier, et qu’il n’était donc pas dans son intĂ©rĂȘt de les poursuivre. Sa dĂ©cision est donc fondĂ©e sur l’intĂ©rĂȘt supĂ©rieur de l’enfant. Or, comme la Cour l’a soulignĂ© ci-dessus (paragraphe 57), l’intĂ©rĂȘt supĂ©rieur de l’enfant doit primer.

61. Elle relĂšve aussi que l’arrĂȘt de la cour d’appel de Paris est attentivement motivĂ©, notamment en ce qui concerne la caractĂ©risation de l’intĂ©rĂȘt supĂ©rieur de l’enfant. La cour d’appel a en effet relevĂ© que G., enfant fragile, se trouvait dans une situation traumatisante et culpabilisante, au centre d’un conflit entre la requĂ©rante et sa mĂšre biologique, lesquelles ne parvenaient pas Ă  Ă©changer sans agressivitĂ©. Elle a Ă©galement relevĂ© que les changements de mains de l’une Ă  l’autre se passaient mal et que G. s’était montrĂ© rĂ©ticent Ă  se rendre chez la requĂ©rante. La Cour, qui rappelle qu’elle n’a pas pour tĂąche de se substituer aux autoritĂ©s internes pour rĂšglementer les questions de visite et d’hĂ©bergement, ne saurait mettre en cause la conclusion que la cour d’appel a tirĂ©e de ces constats, selon laquelle il n’était pas dans l’intĂ©rĂȘt de l’enfant de poursuivre ses rencontres avec la requĂ©rante.

62. La prĂ©sente affaire se distingue donc des affaires V.D. et autres c. Russie et Moretti et Benedetti prĂ©citĂ©es, dans lesquelles la Cour a conclu Ă  la violation de l’article 8. La premiĂšre de ces affaires concernait notamment le cas d’une personne qui s’était trouvĂ©e privĂ©e de la possibilitĂ© de maintenir le lien familial de facto qui s’était dĂ©veloppĂ© entre elle et un enfant dont elle avait Ă©tĂ© tutrice pendant plusieurs annĂ©es, aprĂšs le retour de ce dernier chez ses parents. La conclusion de la Cour se fonde en particulier sur le fait que, le droit russe n’ouvrant pas cette possibilitĂ© aux personnes dĂ©pourvues de lien biologiques avec l’enfant, les juridictions internes avaient rejetĂ© la demande de la requĂ©rante tendant Ă  l’organisation de contacts, sans mĂȘme examiner les circonstances de la cause ni caractĂ©riser l’intĂ©rĂȘt supĂ©rieur de l’enfant. Dans l’affaire Moretti et Benedetti, il s’agissait de parents d’accueil qui avaient vainement engagĂ© une procĂ©dure visant Ă  l’adoption d’un enfant qui leur avait Ă©tĂ© confiĂ©. Le constat de violation de la Cour repose notamment sur le fait que le juge interne n’avait pas motivĂ© sa dĂ©cision de rejeter la demande d’adoption.

63. Ceci Ă©tant, la Cour note que la requĂ©rante reproche Ă  la cour d’appel de ne pas avoir pris en compte les piĂšces qu’elle a produites et de s’ĂȘtre exclusivement fondĂ©e sur des attestations Ă©manant de proches de C. et sur des certificats de complaisance, dont ceux Ă©tablis par le docteur F., qui ont valu Ă  ce dernier un blĂąme de la chambre disciplinaire de l’ordre des mĂ©decins parce qu’ils se rĂ©fĂ©raient Ă  des faits dont il n’avait pas pu lui‑mĂȘme constater la rĂ©alitĂ©. Elle lui reproche Ă©galement de ne pas avoir ordonnĂ© une expertise mĂ©dico-psychologique et une enquĂȘte sociale et de ne pas avoir, Ă  dĂ©faut de lui reconnaĂźtre un droit de visite et d’hĂ©bergement, pris d’autres mesures permettant le maintien de ses relations avec l’enfant telles que des rencontres mĂ©diatisĂ©es.

64. Rien ne permet toutefois de considĂ©rer que la cour d’appel de Paris aurait omis de prendre en compte les Ă©lĂ©ments produits par la requĂ©rante. Son arrĂȘt du 5 juin 2014 montre au contraire qu’elle a notamment fondĂ© ses conclusions sur des tĂ©moignages relatifs au dĂ©roulement du week‑end du 31 janvier 2014, durant lequel la requĂ©rante avait accueilli G. dans son foyer, et sur une attestation de son fils S. Par ailleurs, s’agissant des certificats du docteur F., dont la fiabilitĂ© est en cause, le Gouvernement souligne pertinemment qu’il ressort de cet arrĂȘt que la cour d’appel ne s’est pas fondĂ©e de maniĂšre dĂ©terminante sur ces documents. La Cour rappelle en outre qu’elle reconnaĂźt aux États parties une trĂšs large marge de manƓuvre en matiĂšre d’administration de la preuve, sous rĂ©serve qu’ils ne se livrent pas Ă  l’arbitraire, et qu’il revient aux juridictions internes d’apprĂ©cier la valeur probante des Ă©lĂ©ments qui leur sont soumis (voir, dans un contexte trĂšs diffĂ©rent de celui de l’espĂšce, A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12 et 2 autres, §§ 150-151, 6 avril 2017). On ne saurait donc tirer de conclusion de ce que la cour d’appel de Paris a dĂ©cidĂ© qu’elle disposait de suffisamment d’élĂ©ments pour Ă©valuer les risques que le maintien de rencontres avec la requĂ©rante reprĂ©sentait pour G. et n’a donc pas jugĂ© nĂ©cessaire d’ordonner une expertise mĂ©dico-psychologique ou une enquĂȘte sociale.

65. Quant au point de vue de la requĂ©rante selon lequel la cour d’appel de Paris aurait pu alternativement organiser des rencontres mĂ©diatisĂ©es entre G. et elle, ce qui aurait permis de maintenir leur lien, il se heurte au fait que cette juridiction a retenu que, compte tenu des relations particuliĂšrement conflictuelles entre les deux femmes et de ce que cette tension plaçait l’enfant dans une situation traumatisante, il n’était pas dans l’intĂ©rĂȘt de ce dernier d’organiser des relations entre lui et la requĂ©rante.

66. La Cour comprend la souffrance que la situation litigieuse et la rĂ©ponse que lui a donnĂ©e la cour d’appel de Paris ont pu causer Ă  la requĂ©rante. Elle estime cependant que ses droits ne sauraient primer sur l’intĂ©rĂȘt supĂ©rieur de l’enfant.

67. Partant, eu Ă©gard aussi Ă  l’ample marge d’apprĂ©ciation dont il disposait, l’État dĂ©fendeur n’a pas mĂ©connu son obligation positive de garantir le respect effectif du droit de la requĂ©rante Ă  sa vie familiale.

68. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention.


CEDH, 12 novembre 2020, Affaire Honner c/France, n°19511/16
1: Issue du communiqué de presse.